Alpes françaises

3

L’Alouette, un hélicoptère de transport léger qui survolait les profondes vallées alpines, semblait aussi insignifiant qu’un moucheron face aux imposants sommets. Alors que l’hélicoptère approchait d’une montagne surmontée de trois bosses irrégulières, Hank Thurston, assis à l’avant, tapa sur l’épaule du passager à ses côtés et étendit le bras.

— C’est le Dormeur, dit-il en haussant le ton pour se faire entendre par-dessus le bruit des pales. Le profil est censé ressembler à un homme allongé sur le dos.

Thurston était professeur de glaciologie à l’université d’État de l’Iowa. Malgré ses quarante ans passés, son visage affichait un enthousiasme enfantin. En Iowa, Thurston se rasait de près et veillait à ce que ses cheveux soient bien coupés, mais au bout de quelques jours sur le terrain, il commençait à ressembler à un pilote de rallye. Il cultivait ce look d’aventurier en portant des lunettes d’aviateur, laissant pousser ses cheveux brun foncé d’où s’échappaient quelques mèches grises, et en se rasant peu fréquemment, de sorte que son menton était en général recouvert d’une barbe de trois jours.

— Licence poétique, commenta le passager, Derek Rawlins. Je distingue le front, le nez et le menton. Cela me rappelle le Vieil Homme de la Montagne dans le New Hampshire avant qu’il ne s’écroule, sauf que le profil de pierre ici est horizontal, et pas vertical.

Rawlins écrivait pour le magazine Outside. Il approchait de la trentaine et, avec son air d’optimiste sérieux, ses cheveux blonds et sa barbe bien taillée, il ressemblait davantage que Thurston à un universitaire.

La transparence cristalline de l’air donnait l’illusion de pouvoir toucher la montagne rien qu’en tendant le bras. Après deux passages au-dessus des rochers escarpés, l’hélicoptère abandonna sa trajectoire circulaire, franchit rapidement une crête acérée comme le fil d’un rasoir et descendit de l’autre côté, droit vers une cuvette à quelques kilomètres. Un lac presque parfaitement rond occupait le fond du bassin. Bien que l’on soit en été, des morceaux de glace gros comme des Volkswagen flottaient à sa surface, lisse comme un miroir.

— Le lac du Dormeur, annonça le professeur, creusé au fil du temps et alimenté aujourd’hui par les eaux du glacier.

— C’est le plus gros martini on the rocks que j’aie jamais vu, commenta Rawlins.

Thurston se mit à rire.

— Le lac est aussi clair que du gin, mais vous ne trouverez pas d’olive au fond. Ce gros cube construit à flanc de montagne près du glacier est une centrale électrique. La ville la plus proche est de l’autre côté de la chaîne de montagnes.

L’hélicoptère survola un gros bateau robuste qui avait jeté l’ancre non loin de la rive du lac.

— Que se passe-t-il ici ? s’enquit Rawlins.

— Il doit s’agir de fouilles archéologiques, répondit Thurston. Le bateau a dû remonter la rivière qui trouve sa source dans le lac.

— Je me renseignerai plus tard, déclara Rawlins. Peut-être pourrai-je obtenir une prime de mon rédacteur en chef si je reviens avec deux reportages au lieu d’un.

Il jeta un coup d’œil à une grande étendue glacée entre deux montagnes.

— Ouah ! Ce doit être notre glacier !

— Oui. La langue du Dormeur.

L’hélicoptère survola la rivière de glace qui descendait le long d’une large vallée jusqu’au lac. De noirs contreforts rocheux saupoudrés de neige bordaient le glacier sur ses deux côtés, lui donnant une forme à la fois arrondie et pointue. Sur ses bords, là où le glacier rencontrait crevasses et ravines, il était déchiqueté. La glace avait une teinte bleutée et la surface en était craquelée, comme la langue desséchée d’un chercheur d’or égaré.

Rawlins se pencha en avant pour avoir une meilleure vue.

— Le Dormeur devrait consulter un médecin, s’exclama-t-il. Il a une sacrée angine !

— Comme vous l’avez dit, c’est une licence poétique, fit Thurston. Accrochez-vous, nous allons atterrir.

Une fois le bord du glacier franchi, le pilote prépara l’hélicoptère à effectuer un lent virage incliné. Quelques instants plus tard, les patins de l’appareil se posaient sur une bande d’herbe jaunie à une soixantaine de mètres du lac.

Thurston aida le pilote à décharger un certain nombre de cartons et suggéra à Rawlins d’aller se dégourdir les jambes. Le journaliste s’approcha du bord de l’eau. Le lac était d’un calme irréel. Pas un souffle d’air ne troublait sa surface, et cette immobilité la rendait presque solide. Il lança un galet dans l’eau pour vérifier qu’elle n’était pas gelée.

Le regard de Rawlins quitta les vaguelettes que son galet avait produites pour se poser sur le bateau ancré à quelque quatre cents mètres de la rive. Il reconnut immédiatement le turquoise de la coque. Il avait déjà rencontré des bateaux de cette couleur au cours de ses différents reportages. Même en l’absence des lettres NUMA peintes en caractères gras noirs sur la coque, il aurait su que le bateau appartenait à l’Agence nationale marine et sous-marine. Il se demanda ce que faisait un navire de la NUMA si loin de l’océan.

Il y avait sans doute là matière à un article, mais cela devrait attendre. Thurston l’appelait. Une 2 CV Citroën cabossée avançait en cahotant vers l’hélicoptère, soulevant un nuage de poussière. La minuscule voiture s’arrêta en dérapant près de l’appareil et un homme qui ressemblait à un troll en sortit, telle une créature brisant une étrange coquille d’œuf. Il était petit et brun, avec une barbe noire et de longs cheveux.

L’homme serra énergiquement la main de Thurston.

— C’est merveilleux de vous revoir, monsieur le professeur. Et vous devez être le journaliste, monsieur Rawlins. Je suis Bernard Leblanc. Je vous souhaite la bienvenue.

— Merci, professeur Leblanc, dit Rawlins. J’attendais cette visite avec impatience. J’ai hâte de voir le travail fantastique que vous effectuez ici.

— Allons, suivez-moi, lança Leblanc en s’emparant du petit sac de voyage du journaliste. Fifi nous attend.

— Fifi ? s’enquit Rawlins en balayant les alentours du regard comme s’il s’apprêtait à découvrir une danseuse des Folies-Bergère.

Thurston pointa d’un doigt moqueur la 2 CV.

— Fifi est le nom de la voiture de Bernard, expliqua-t-il.

— Et pourquoi n’aurais-je pas le droit de donner un nom de femme à ma voiture ? se défendit Leblanc en faisant mine d’être vexé. Elle est fidèle et travailleuse. Et belle, dans son genre.

— Voilà qui est déjà bien, approuva Rawlins.

Il suivit Leblanc jusqu’à la Citroën et se glissa tant bien que mal à l’arrière au milieu des caisses de ravitaillement, tandis que Thurston et le conducteur montaient à l’avant. Leblanc conduisit Fifi jusqu’au bas de la montagne qui flanquait le glacier sur son côté droit. Tandis que la voiture s’engageait sur un chemin pierreux, l’hélicoptère décolla, monta au-dessus du lac, puis disparut derrière la haute crête.

— Êtes-vous au fait du travail que nous accomplissons dans notre observatoire subglaciaire, monsieur Rawlins ? demanda Leblanc en se retournant à demi.

— Appelez-moi Deke. Je me suis effectivement documenté. Je sais que votre environnement est le même que celui du glacier Svartisen en Norvège.

— C’est vrai, intervint Thurston. Le labo du Svartisen est à deux cents mètres sous la glace. Nous avoisinons quant à nous les deux cent cinquante. Dans les deux cas, l’eau de fonte du glacier est conduite à travers une turbine pour produire de l’énergie hydroélectrique. Lorsque les ingénieurs ont foré les canalisations, ils ont percé un tunnel supplémentaire sous le glacier pour abriter notre observatoire.

Ils traversèrent une forêt de pins chétifs. Leblanc roulait sur la piste étroite avec une apparente désinvolture, alors que les roues du véhicule n’étaient qu’à quelques centimètres du ravin. Comme la pente devenait plus raide, le petit moteur de la 2 CV, semblable à un cheval de labour, se mit à émettre un ronflement.

— On dirait que Fifi est rattrapée par les années, commenta Thurston.

— C’est sa vigueur qui compte, rétorqua Leblanc.

Lorsque la route prit fin, Fifi était à bout de course.

Ils sortirent de la voiture et Leblanc leur tendit à chacun un harnais avant d’en passer un lui-même. Un kit de ravitaillement était fixé à chaque harnais.

Thurston s’excusa auprès de Rawlins.

— Désolé de vous faire jouer les sherpas. Nous avons de quoi subsister pendant les trois semaines que nous passerons ici, mais nous avons écoulé vin et fromage plus vite que prévu. Votre visite nous a fourni l’occasion de nous réapprovisionner.

— Pas de problème, fit Rawlins avec un sourire bienveillant en ajustant d’un geste sûr le poids sur ses deux épaules. Avant de devenir scribouillard, je faisais souvent office de mulet pour monter des provisions dans les chalets des Appalaches.

Leblanc les précéda sur un chemin qui montait pendant une centaine de mètres entre les pins épars. Au-delà de la lisière du bois, le sol devenait plus rocailleux. Sur les grandes dalles de pierre, des repères jaunes indiquaient la direction à suivre. Le sentier fut plus raide et plus lisse, là où les pierres avaient été polies par des millénaires d’activité glaciaire. L’eau de fonte du glacier avait rendu le sol dur plus glissant et difficile à négocier. De temps à autre, ils franchissaient des crevasses remplies de neige molle.

Le journaliste, épuisé et gêné par l’altitude, commençait à ahaner.

Il poussa un soupir de soulagement lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin sur un replat, au pied d’une paroi rocheuse qui montait presque à la verticale. Ils étaient à près de soixante mètres au-dessus du lac, qui scintillait sous les rayons du soleil de midi. Le glacier était caché derrière un escarpement, mais Rawlins sentait le froid qui en émanait, comme si quelqu’un avait laissé ouverte la porte d’un réfrigérateur.

Thurston tendit la main vers une ouverture ronde cerclée de béton, au bas d’une falaise abrupte.

— Bienvenue au palais de Glace, déclara-t-il.

— On dirait une canalisation, fit Rawlins.

Thurston se mit à rire et se baissa, rentrant la tête pour passer le premier dans le tunnel en métal rouillé qui devait faire un mètre cinquante de diamètre.

Les autres le suivirent en courbant le dos à cause de leurs sacs. L’étroit passage s’ouvrit au bout d’une trentaine de mètres sur un grand tunnel faiblement éclairé. Les parois orange et suintantes d’humidité de la roche métamorphique étaient veinées du noir d’autres minéraux.

Rawlins promena un regard émerveillé autour de lui.

— C’est assez vaste pour contenir un camion ! s’exclama-t-il.

— Amplement, dit Thurston. Ce tunnel fait dix mètres de haut et dix de large.

— Dommage que l’on ne puisse pas faire passer Fifï par le premier tuyau, déclara Rawlins.

— Nous y avons pensé. Il y a un accès assez grand pour un véhicule près de la centrale électrique, mais Bernie a peur qu’elle se déglingue dans tous ces tunnels.

— Fifi a une constitution très délicate, protesta Leblanc, indigné.

Le Français ouvrit un placard en plastique fixé contre un mur. Il fit passer à ses compagnons des bottes en caoutchouc et des casques de spéléologues munis de lampes.

Quelques minutes plus tard, ils empruntèrent le tunnel et l’écho du raclement de leurs bottes se répercuta sur les parois. Tandis qu’ils progressaient lourdement, Rawlins plissa les yeux pour tenter de percer l’obscurité au-delà de la portée de sa lampe.

— Ce n’est pas franchement Broadway.

— La compagnie électrique a installé l’éclairage lorsque l’on a foré le tunnel. Mais la plupart des ampoules grillées n’ont pas été remplacées.

— La question n’a rien d’original, mais qu’est-ce qui vous a amené à l’étude des glaciers ? demanda Rawlins.

— Effectivement, on m’a déjà posé la question. Les gens trouvent que les glaciologues sont un peu bizarres. Nous étudions d’énormes masses de glaces, très anciennes, qui se déplacent lentement et mettent des siècles à aller d’un endroit à un autre. Pas vraiment un boulot sérieux, n’est-ce pas, Bernie ?

— Peut-être pas, mais un jour j’ai rencontré une gentille fille eskimo dans le Yukon.

— Ça, c’est parler en glaciologue, dit Thurston. Nous avons en commun un même amour de la beauté et le désir de travailler en plein air. Pour la plupart d’entre nous, nous avons trouvé notre vocation après avoir été séduits par le spectacle imposant d’un glacier. (Il fit un grand geste vers les parois du tunnel.) Il est donc vraiment paradoxal que nous passions autant de temps sous la glace, loin de la lumière du soleil, comme une bande de taupes.

— Regardez ce qu’ont fait de moi l’humidité constante et la température égale à zéro, se plaignit Leblanc. J’étais grand et blond, mais je me suis rabougri pour devenir une bête hirsute.

— Je vous ai toujours connu en bête hirsute ! fit remarquer Thurston. Nous descendons ici pour des périodes de trois semaines et, effectivement, nous ressemblons un peu à des taupes. Mais même Bernie reconnaîtra que nous avons de la chance. La plupart des glaciologues ne peuvent observer un glacier que du dessus. Nous, nous pouvons à la fois marcher dessus et le chatouiller par en dessous.

— Quelle est exactement la nature de vos travaux ? demanda Rawlins.

— Nous menons une étude d’une durée de trois ans sur le déplacement des glaciers et leur impact sur la roche sur laquelle ils glissent. J’espère que vous pourrez en faire quelque chose de plus excitant lorsque vous écrirez votre article.

— Ce ne sera pas difficile. Avec l’intérêt général suscité par le réchauffement climatique, la glaciologie est devenue un sujet d’actualité brûlant.

— Oui, il paraît. On aurait d’ailleurs dû en prendre conscience il y a longtemps. Les glaciers peuvent nous révéler, à quelques degrés près, quelle température il faisait sur terre il y a des milliers d’années. Ils sont sensibles au climat et peuvent même provoquer des changements climatiques. Ah, nous y sommes : le club du Dormeur.

Quatre petits bâtiments, qui ressemblaient à des mobile homes, étaient installés bout à bout dans un renfoncement creusé dans le mur.

Thurston ouvrit la porte du plus proche.

— Tout confort, dit-il. Quatre chambres à coucher, capables d’accueillir huit chercheurs, cuisine, salle de bains avec douche. Normalement, notre équipe compte aussi, en plus des chercheurs, un géologue, mais en ce moment nous sommes en nombre restreint : Bernie, un jeune assistant de recherche de l’université d’Uppsala, et moi-même. Vous pouvez déposer les provisions ici. Nous sommes à environ trente minutes de marche du laboratoire. Nous avons des connexions téléphoniques pour relier l’entrée, le tunnel de recherche et la salle du labo. Il faut que je prévienne les scientifiques de l’observatoire que nous sommes de retour.

Il décrocha un combiné téléphonique encastré dans le mur et dit quelques mots. Son sourire se figea en une expression intriguée.

— Répétez-moi ça. (Il écouta attentivement.) Très bien, nous arrivons.

— Il y a quelque chose qui ne va pas, professeur ? demanda Leblanc.

Thurston plissa le front.

— Je viens de parler à mon assistant. C’est incroyable.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Leblanc.

Thurston avait encore l’air stupéfait.

— Il dit qu’il a trouvé un homme gelé dans la glace.

4

À soixante mètres sous la surface du lac du Dormeur, dans des eaux assez froides pour tuer tout homme non équipé, la sphère lumineuse flottait au-dessus du fond pierreux comme un feu follet dans un marais de Géorgie. Malgré l’environnement hostile, l’homme et la femme assis côte à côte dans la cabine en acrylique transparent semblaient aussi détendus que s’ils paressaient dans des chaises longues. L’homme était d’une carrure imposante, avec des épaules larges et puissantes. Ses traits burinés et cuivrés par la mer et le soleil baignaient dans la lueur orangée du tableau de bord, donnant presque à ses cheveux gris acier une teinte platine. Sous l’effet de la concentration, le profil ciselé de Kurt Austin le faisait ressembler aux guerriers dont les visages sont gravés sur les colonnes romaines. La dureté qui perçait sous ses traits bien dessinés était cependant adoucie par un sourire décontracté et ses yeux bleus couleur lagon pétillaient de bonne humeur.

Austin était le chef de l’équipe des missions spéciales à la NUMA, initiée par l’ancien directeur, l’amiral James Sandecker, maintenant vice-président des États-Unis. Il avait pour charge de mener à bien des missions échappant au contrôle gouvernemental. Ingénieur naval de formation et expérimenté dans ce domaine, Austin était arrivé à la NUMA après quelques années à la CIA, où sa spécialité, peu connue, était le renseignement sous-marin.

Une fois à la NUMA, Austin s’était entouré d’une équipe d’experts, dont Joe Zavala, brillant ingénieur spécialiste des véhicules sous-marins, Paul Trout, géologue sous-marin, et sa femme, Gamay Morgan-Trout, plongeuse chevronnée qui s’était spécialisée en archéologie de la mer avant d’achever son doctorat en biologie marine. Ensemble, ils avaient résolu bien des énigmes, souvent étranges et sinistres.

Les missions entreprises par Austin n’étaient pas systématiquement dangereuses. Certaines, comme la dernière en date, étaient plutôt agréables et compensaient amplement les plaies, bosses et cicatrices qu’il avait collectionnées à l’issue de nombreux projets de la NUMA. Bien qu’il n’ait fait la connaissance de Skye Labelle que quelques jours plus tôt, il était déjà tombé sous le charme de la femme assise à côté de lui. Âgée de moins de quarante ans, elle avait la peau mate et des yeux violet-bleu malicieux qui le regardaient sous la bordure de son béret de laine. Elle avait les cheveux brun foncé, presque noirs. Sa bouche, un peu grande, n’était pas habituelle, ses lèvres pleines et sensuelles. Elle avait une belle silhouette, même si elle n’était pas une grande sportive. Sa voix était grave et calme, et en l’entendant parler, on devinait rapidement sa vivacité intellectuelle.

Bien qu’elle soit plus encore intéressante que jolie, elle était une des femmes les plus séduisantes qu’Austin avait rencontrées. Elle lui rappelait le portrait d’une jeune comtesse aux cheveux de jais qu’il avait vu au Louvre. Austin avait admiré la manière dont l’artiste avait finement saisi ce mélange de passion et de pudeur. La femme du tableau avait un regard espiègle, comme si elle mourait d’envie de se débarrasser de ses atouts de princesse pour aller courir pieds nus dans un champ. Il se souvint avoir regretté de ne pouvoir jamais la rencontrer. Et voilà qu’il se trouvait à ses côtés.

— Est-ce que vous croyez à la réincarnation ? demanda Austin en pensant toujours à son tableau.

Skye cilla, surprise. Ils étaient au beau milieu d’une conversation sur la géologie glaciaire.

— Je ne sais pas. Pourquoi cette question ?

Elle parlait américain avec un léger accent français.

— Pour rien. (Il resta silencieux un instant.) J’ai une autre question, plus personnelle.

Elle lui coula un regard circonspect.

— Je crois que j’ai deviné. Vous voulez savoir l’origine de mon nom.

— Il faut dire que je n’ai jamais rencontré de Skye Labelle auparavant.

— Certains pensent que je l’ai hérité d’une stripteaseuse de Las Vegas.

Austin s’esclaffa.

— Je pense plutôt que quelqu’un dans votre famille avait une âme de poète.

— Mes fous de parents, fit-elle en haussant les sourcils. Mon père a été envoyé aux États-Unis en tant que diplomate. Un jour, il est allé au festival des aérostats d’Albuquerque et depuis, il est un aéronaute convaincu. Moi je m’appelle Skye et mon frère aîné a reçu le nom de Thaddeus en hommage à Thaddeus Lowe, un pionnier dans ce domaine. Ma mère, américaine, est une artiste à l’esprit ouvert, elle a donc trouvé cette idée magnifique. Mon père prétend qu’il m’a donné mon prénom à cause de la couleur de mes yeux, mais tout le monde sait que la couleur des yeux des bébés est indéfinissable les premières semaines. Ça ne me dérange pas, je trouve que c’est un joli nom.

— On ne fait pas plus joli.

— Merci. Et merci aussi pour tout cela. (Elle regarda à travers la bulle et applaudit avec une joie enfantine.) C’est vraiment magnifique ! Je n’aurais jamais cru que mes recherches en archéologie m’emmèneraient sous l’eau dans une grosse capsule.

— Ça doit être plus amusant que d’épousseter une armure médiévale dans un vieux musée.

Skye éclata d’un rire chaleureux et spontané.

— Je passe très peu de temps dans les musées, sauf quand j’organise une exposition. En ce moment, j’anime des séminaires de management pour financer mes travaux de recherche.

Austin leva un sourcil.

— J’avoue que l’idée que Microsoft ou General Motors puissent engager un expert en armes et armures me laisse un peu perplexe.

— Pensez-y : pour survivre, une entreprise doit tuer ou essayer de tuer ses concurrents tout en se défendant. Au sens figuré bien sûr.

— La concurrence sauvage des origines, fit Austin.

— Pas mal. J’utiliserai cette expression dans ma prochaine présentation.

— Et comment enseignez-vous à une brochette de cadres dirigeants à faire couler le sang ? Enfin, au sens figuré, bien entendu...

— Le goût du sang, ils l’ont déjà. Je les fais réfléchir différemment, en leur demandant d’imaginer qu’ils fournissent des armes aux deux partis. Les anciens fabricants d’armes devaient être à la fois ingénieurs et métallurgistes. Beaucoup étaient des artistes, comme Léonard de Vinci, qui a conçu des engins de guerre. Les armes et les stratégies changeaient constamment et les fournisseurs des armées devaient s’adapter rapidement aux nouvelles conditions.

— La vie de leurs clients en dépendait.

— Exact. Je demande par exemple à un premier groupe d’inventer une machine de siège tandis que le deuxième doit trouver le moyen de se défendre. Ou bien je donne à l’un des flèches qui percent le métal tandis que les autres sont équipés d’armures redoutables, mais pas sans défaut. Puis on échange et on recommence. Ils apprennent ainsi à se servir de leur intelligence instinctive plutôt que de se fier à leurs ordinateurs.

— Peut-être devriez-vous proposer vos services à la NUMA ? Apprendre à démolir des murs de trois mètres d’épaisseur avec un trébuchet, ça a l’air plus rigolo que d’étudier des diagrammes de budget !

Un sourire espiègle envahit le visage de Skye.

— N’oublions pas que la plupart des cadres dirigeants sont des hommes.

— Alors vous les faites jouer à la guerre en leur donnant des joujoux de petits garçons. Une recette infaillible.

— J’admets que je flatte les instincts puérils de mes clients, mais mes sessions sont incroyablement populaires, et très lucratives. Elles me permettent de financer des projets que je ne pourrais pas monter avec mon seul salaire d’universitaire.

— Comme votre projet sur les routes de commerce dans l’Antiquité ?

Elle hocha la tête.

— Ce serait un coup de maître si je parvenais à prouver que l’étain ainsi que d’autres marchandises étaient transportés sur la vieille route de l’Ambre, à travers les cols et les vallées alpines jusqu’à l’Adriatique, où des navires phéniciens et minœns les transportaient à l’est de la Méditerranée. Et que cette route fonctionnait dans les deux sens.

— La logistique de l’itinéraire que vous venez de décrire devait être des plus complexes.

— Vous êtes un génie ! C’est exactement le pivot de mon argumentation.

— Merci pour le compliment, mais je ne parle qu’en fonction de ma petite expérience en matière de déplacement de gens et de matériel.

— Dans ce cas, vous imaginez combien cela devait être compliqué. Les peuples qui se trouvaient sur leur trajet, comme les Celtes et les Étrusques, par exemple, devaient coopérer pour assurer le transport des marchandises. Les échanges commerciaux étaient probablement beaucoup plus poussés que ne le croient mes collègues. Tout ceci aurait des implications fascinantes qui changeraient la façon dont nous imaginons l’Antiquité. Il n’y avait pas que des guerres ; les peuples connaissaient les vertus des alliances pacifiques bien avant les accords de libre-échange de l’Union européenne ou de l’Amérique du Nord. Et j’ai l’intention de le prouver.

— Une mondialisation dès l’Antiquité ? Voilà un but ambitieux. Je vous souhaite bonne chance.

— Je vais en avoir besoin. Mais si je réussissais, je le devrais en partie à la NUMA et à vous. Votre agence a fait preuve d’une grande générosité en me laissant utiliser son navire de recherche doté de tout l’équipement nécessaire.

— C’est un accord gagnant-gagnant. Votre projet donne l’occasion à la NUMA de tester notre nouveau navire en eau douce et de voir comment fonctionne ce nouveau submersible dans des conditions extrêmes.

Elle fit un grand geste de la main.

— Le décor est vraiment magnifique. Il ne nous manque plus qu’une bouteille de Champagne et du foie gras.

Austin se pencha et passa une petite glacière en plastique à sa compagne.

— Je ne peux pas exaucer votre souhait, mais que dites-vous d’un sandwich jambon et fromage ?

— Jambon fromage, justement, c’était mon deuxième choix.

Elle ouvrit le sac isotherme, en sortit un sandwich qu’elle tendit à Austin, puis en prit un pour elle-même.

Austin ralentit doucement le submersible avant de l’immobiliser. Tout en mastiquant son déjeuner, et savourant la baguette croustillante et le morceau crémeux de camembert, il étudiait un plan du fond du lac.

— Nous sommes ici, le long d’un tombant naturel qui est à peu près parallèle à la rive, dit-il en faisant courir son doigt sur une ligne sinueuse. Il y a des siècles, ce rocher n’était certainement pas immergé.

— Cela correspondrait à mes découvertes. Une section de la route de l’Ambre longeait le rivage du lac du Dormeur. Lorsque le niveau de l’eau est monté, les marchands ont trouvé un autre itinéraire. Tout ce que nous pourrions découvrir ici serait très ancien.

— Que cherchons-nous exactement ?

— Je le saurai quand je le verrai.

— Ça me va.

— Vous êtes trop confiant. Je vais développer un peu. Les caravanes qui parcouraient la route de l’Ambre avaient besoin d’endroits où bivouaquer. Je cherche des ruines de relais, ou d’agglomérations qui auraient pu s’établir autour d’une étape. Ensuite, j’espère découvrir des armes qui prouveraient la réalité de ces échanges commerciaux.

Ils arrosèrent leur repas d’eau d’Evian et Austin fit jouer ses doigts sur les commandes. Les moteurs alimentés par batterie électrique se mirent à ronronner, activant les deux propulseurs latéraux sur lesquels reposait la sphère, et le submersible reprit son exploration.

Le Seamobile mesurait quatre mètres cinquante de long, à peu près comme un Boston Whaler de taille moyenne, et seulement deux mètres quinze de large, mais il était capable de transporter deux personnes à une profondeur de quarante-cinq mètres pendant plusieurs heures sous pression atmosphérique. Le véhicule avait un rayon d’action de douze milles nautiques et une vitesse maximale de deux nœuds et demi. Contrairement à la plupart des submersibles qui flottent comme des bouchons lorsqu’ils font surface, le Seamobile pouvait se piloter comme un bateau. Il était haut dans l’eau lorsqu’il n’était pas immergé, ce qui donnait une bonne visibilité au pilote, et il pouvait ainsi se diriger vers un site de plongée ou bien accoster une plate-forme.

Le Seamobile avait l’air d’avoir été fabriqué à partir de pièces détachées tout comme les laboratoires sous-marins. La bulle transparente du cockpit mesurait un mètre quarante de diamètre et reposait sur deux flotteurs de la taille de conduites d’eau. Deux armatures métalliques en forme de D flanquaient la bulle.

L’engin était conçu pour assurer une flottaison en toutes circonstances, empêchée par le propulseur vertical installé au centre du submersible. Comme le Seamobile était équilibré de manière à rester à plat, en surface ou sous l’eau, le pilote n’avait pas besoin d’une manipulation incessante des commandes pour le maintenir à l’horizontale.

Grâce à un instrument de navigation Doppler acoustique qui lui permettait de se repérer, Austin guidait le véhicule le long de l’escarpement rocheux qui descendait en pente douce dans les profondeurs. Suivant une procédure technique, Austin effectua une série de lignes parallèles, comme pour tondre une pelouse. Les quatre phares halogènes du sous-marin illuminaient le fond, façonné par le mouvement des glaciers.

Le sous-marin fit des allées et venues pendant deux heures et les yeux d’Austin, à force de scruter ce paysage gris et monotone, commencèrent à fatiguer. Skye, elle, était toujours fascinée par la singularité de cet environnement. Elle était penchée en avant, le menton dans les mains, étudiant chaque centimètre carré du fond du lac. Sa persévérance finit par payer.

— Là ! s’écria-t-elle en agitant son index.

Austin fit ralentir le véhicule et plissa les yeux : il discernait une forme vague juste au-delà du faisceau des phares. Il manœuvra le submersible afin de mieux la distinguer. L’objet qui gisait sur le flanc semblait être un bloc de pierre massif d’environ quatre mètres de long et deux de large. Les marques sculptées visibles sur ses côtés lie laissaient aucun doute : il ne pouvait s’agir d’une formation rocheuse naturelle.

À côté, on apercevait des monolithes dont certains étaient debout ; d’autres étaient surmontés d’un deuxième bloc, et le tout formait une structure évoquant la lettre 27.

— On dirait que nous nous sommes trompés de chemin ; nous voici à Stonehenge, fit Austin.

— Ce sont des monuments funéraires, dit Skye ; les arches indiquent le passage qu’emprunte la procession en direction d’un tombeau.

Austin augmenta la puissance des propulseurs et le véhicule longea six arches identiques, espacées d’environ trois mètres les unes des autres. Puis le terrain, de chaque côté des arches, commença à se vallonner, muant ses flancs naturels en murailles cyclopéennes, comme de grands blocs de maçonnerie.

L’étroit canyon se termina abruptement devant une paroi verticale, percée d’une ouverture rectangulaire qui ressemblait à l’entrée d’une tanière d’éléphant. Un linteau d’environ un mètre de large encadrait la porte et, au-dessus de l’énorme bloc, on distinguait une autre petite ouverture, triangulaire cette fois.

— Incroyable ! s’exclama Skye d’une voix étouffée. C’est un tholos.

— Vous avez déjà vu cela ?

— C’est une chambre funéraire en forme de ruche. Il y en a une à Mycènes que l’on appelle le « trésor d’Atrée ».

— En Grèce ? Ce serait donc de l’art funéraire grec ?

— Oui, mais le motif est encore plus ancien. Les tombeaux remontent à 2200 avant J.

         — C. Ce motif marquait, en Crète et dans d’autres parties de la mer Égée, les monuments funéraires collectifs. Kurt, vous comprenez ce que ça signifie ? s’exclama-t-elle d’une voix tremblante d’excitation. Nous pourrions démontrer que le lien entre la mer Égée et l’Europe est bien plus ancien que ce qu’annoncent les théories actuelles. Je donnerais n’importe quoi pour jeter un coup d’œil à ce tombeau de plus près.

— Mon tarif habituel pour un tombeau sous-marin est une invitation à dîner.

— Vous pourriez nous faire entrer à l’intérieur ?

— Pourquoi pas ? Nous avons suffisamment de place de chaque côté et en hauteur. Il suffit d’y aller lentement.

— Pas question d’y aller lentement ! Dépêchez-vous. Vite ! Vite !

Austin se mit à rire et fit avancer le sous-marin vers la cavité. Il était aussi impatient que Skye, mais il progressait avec force précautions. Les phares commençaient à éclairer les parois lorsqu’une voix se fit entendre dans le récepteur radio du véhicule.

— Kurt, ici la base. Veuillez répondre s’il vous plaît.

Dans cet univers abyssal, la voix prenait une vibration métallique, mais Austin reconnut celle du capitaine du bateau de la NUMA.

Il immobilisa doucement le submersible et répondit dans le microphone.

— Ici le Seamobile. Vous me recevez ?

— Votre voix est un peu faiblarde et grinçante, mais je vous entends. Pouvez-vous dire à mademoiselle Labelle que François voudrait lui parler ?

François Balduc était l’observateur français que la NUMA, par courtoisie envers le gouvernement français, avait invité. C’était un bureaucrate d’âge moyen, agréable, qui restait discret, sauf s’il s’agissait de donner un coup de main au cuisinier pour concocter de mémorables festins. Austin tendit le micro à Skye.

Il y eut une discussion animée en français, puis Skye lui rendit le micro.

— Merde ! s’exclama-t-elle en fronçant les sourcils. Il faut qu’on remonte.

— Pourquoi ? Nous avons encore plein de réserves d’air et d’énergie.

— François a reçu un appel d’un type important du ministère. On a besoin de moi immédiatement pour identifier un objet.

— Ça ne devrait pas être si urgent. Ça ne peut pas attendre ?

— En ce qui me concerne, ça pourrait même attendre le retour d’exil de Napoléon, mais je suis subventionnée en partie par le ministère de la Culture et donc je suis plus ou moins ici en mission commandée. Désolée.

Austin considéra l’étroite ouverture.

— Ce tombeau a été dissimulé aux regards depuis peut-être des milliers d’années. Il ne va pas s’envoler.

Skye hocha la tête, mais à l’évidence, le cœur n’y était pas.

Ils coulèrent tous deux un regard plein de regrets à la mystérieuse porte, puis Austin fit exécuter un demi-tour au sous-marin. Lorsqu’ils furent sortis du canyon, il saisit la commande du propulseur vertical, et le submersible commença à remonter.

Quelques instants plus tard, la bulle du cockpit émergeait à la surface non loin du catamaran de la NUMA. Austin contourna le bateau et conduisit le sous-marin jusqu’à une plate-forme immergée entre les deux coques. Le Seamobile fut soulevé et un treuil hissa la plate-forme sur le pont du navire.

François attendait fébrilement leur arrivée et sur son visage habituellement impassible se peignait une certaine anxiété.

— Je regrette de vous avoir interrompus dans votre travail, Skye. L’emmerdeur qui m’a appelé s’est montré très insistant.

Elle lui déposa un léger baiser sur la joue.

— Ne vous inquiétez pas, François, ce n’est pas votre faute. Dites-moi ce qu’ils veulent.

Il fit un signe en direction de la montagne.

— Ils veulent que vous alliez là-bas.

— Sur le glacier ? Vous en êtes certain ?

Il hocha vigoureusement la tête.

— Oui, oui, cela m’a surpris moi aussi. Ils ont été très clairs sur le fait qu’ils avaient besoin de vos talents d’expert. On a trouvé quelque chose dans la glace. C’est tout ce que je sais. Le bateau vous attend.

Skye se tourna vers Austin, l’air préoccupé. Il anticipa ses paroles.

— Soyez sans crainte, je vous attendrai pour la visite du tombeau.

Elle lui passa le bras autour du cou et l’embrassa chaleureusement sur les deux joues.

— Merci, Kurt. J’apprécie vraiment.

Elle lui décocha un sourire enjôleur.

— Je connais un petit bistrot sympa sur la rive gauche. Bon rapport qualité-prix. (Elle se mit à rire en voyant son air interloqué.) Ne me dites pas que vous avez oublié votre invitation à dîner ? J’accepte.

Avant qu’Austin ait pu répondre, Skye descendit l’échelle et grimpa dans le hors-bord qui l’attendait. Le moteur vrombit et l’embarcation s’éloigna vers la rive. Austin était un homme particulièrement séduisant et il avait rencontré beaucoup de belles femmes fascinantes dans sa carrière. Mais en tant que chef de l’équipe des missions spéciales de la NUMA, il était sur le pont jour et nuit. Il n’était jamais chez lui et son existence de globe-trotter ne lui permettait pas d’entretenir une relation durable. La plupart de ses aventures étaient bien trop brèves.

Austin avait été attiré par Skye dès le premier instant et, s’il décryptait correctement ces petits signes perceptibles dans le regard et la voix de la jeune femme, ce sentiment était partagé. Il se mit à rire en pensant à cette inversion des rôles. Habituellement, c’était lui qui s’élançait quand le devoir l’appelait, tandis que sa conquête du moment rongeait son frein. Il regarda le bateau qui s’éloignait vers le rivage en se demandant quel genre d’objet pouvait avoir suscité un tel remue-ménage. Il regrettait presque de ne pas avoir accompagné Skye.

Quelques heures plus tard, il en remercierait sa bonne étoile.

5

Leblanc, venu à la rencontre de Skye sur la rive, perçut immédiatement la contrariété de la jeune femme. Mais sous ses dehors bourrus, le Français ne manquait pas de charme et d’esprit. Quelques minutes après que Skye fut montée dans la voiture, le petit homme la faisait rire avec ses histoires sur la capricieuse Fifi.

Skye observa que la 2 CV se dirigeait vers le bas du glacier.

— Je croyais que nous allions sur le glacier, dit-elle.

— Pas sur le glacier, mademoiselle. Nous allons en dessous. Mes collègues et moi-même étudions le mouvement de la glace dans un observatoire situé à deux cent quarante mètres sous le Dormeur.

— Je ne m’en serais jamais doutée, dit Skye. Dites-m’en un peu plus.

Leblanc hocha la tête et se lança dans des explications sur son travail à l’observatoire. À mesure qu’elle l’écoutait, attentive, la curiosité scientifique de Skye prit le pas sur son irritation d’avoir été arrachée au sous-marin.

— Et vous, quelle est la nature de votre travail sur ce bateau ? demanda Leblanc lorsqu’il eut terminé.

Nous sommes sortis de notre trou un beau matin et voilà, le bateau était là, comme par magie.

— Je suis professeur d’archéologie à la Sorbonne. L’Agence nationale marine et sous-marine américaine a eu la gentillesse de mettre un bateau à ma disposition pour mes recherches. Nous avons suivi la rivière qui arrive au lac du Dormeur. J’espère trouver des indices sur l’existence de relais de commerce de l’ancienne route de l’Ambre sous les eaux du lac.

— C’est fascinant ! Avez-vous déjà fait des découvertes intéressantes ?

— Oui. C’est pourquoi j’ai hâte de revenir à mon travail dès que possible. Pourriez-vous me dire pourquoi on a besoin de mes services de façon si urgente ?

— Nous avons trouvé un cadavre gelé dans la glace.

— Un cadavre ?

— Nous pensons qu’il s’agit du corps d’un homme.

— Comme l’homme de glace ? demanda-t-elle en se rappelant le corps momifié du chasseur néolithique trouvé dans les Alpes quelques années plus tôt.

Leblanc secoua la tête.

— Nous pensons que celui-là, le pauvre, est d’origine bien plus récente. Au départ, nous avons cru qu’il s’agissait d’un alpiniste tombé dans une crevasse.

— Et qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

— Vous verrez.

— Je vous en prie, monsieur Leblanc, ne jouez pas aux devinettes avec moi, répliqua Skye d’un ton sec. Je suis spécialiste des armes et armures anciennes, pas des vieux cadavres. Pourquoi m’a-t-on fait venir ?

— Mes excuses, mademoiselle. C’est M. Renaud qui nous a priés de ne rien dire.

Skye fut abasourdie.

— Renaud ? Du Conseil national de la recherche archéologique ?

— Lui-même, mademoiselle. Il est arrivé quelques heures après que nous avons prévenu les autorités de notre découverte, et il s’est autoproclamé responsable des opérations. Vous le connaissez ?

— Oh pour ça oui, je le connais.

Elle s’excusa auprès de Leblanc de s’être emportée et se cala dans son siège, les bras croisés sur la poitrine. Je ne le connais que trop, songeait-elle.

Auguste Renaud, professeur d’anthropologie à la Sorbonne, passait peu de temps à enseigner, et fort heureusement pour les étudiants qui ne l’estimaient guère, préférant consacrer son énergie à des jeux politiques. Il s’était bâti un réseau de relations qui lui avait permis de s’élever jusqu’au Conseil national de la recherche archéologique, usant de son influence pour récompenser ou sanctionner. Il avait contré plusieurs projets de Skye, sous-entendant qu’il pourrait lui faciliter la tâche si elle voulait bien coucher avec lui. Ce à quoi Skye avait répliqué qu’elle préférerait coucher avec un cafard.

Leblanc gara la 2 CV et conduisit Skye à l’entrée du tunnel. Il se faufila dans l’étroit conduit et, après un instant d’hésitation, la jeune femme le suivit. Avant de se mettre en route, Leblanc équipa Skye d’un casque muni d’une lampe. Au bout de cinq minutes, ils étaient au lieu de vie. Leblanc téléphona au labo pour prévenir de leur arrivée, puis ils se mirent en route pour la demi-heure de marche qui les séparait du labo.

Tandis qu’ils progressaient dans le tunnel, leurs pas résonnaient sur les parois ruisselantes. Skye jeta un regard sur leur environnement humide.

— On se croirait à l’intérieur d’une botte en caoutchouc.

— Ce n’est pas vraiment les Champs-Élysées, je vous l’accorde. Mais la circulation est bien plus fluide qu’à Paris.

Skye était impressionnée par la somme de travail qu’avait demandé la construction de ce tunnel et, tandis qu’ils s’avançaient plus profondément sous la glace, elle bombardait son compagnon de questions. Ils arrivèrent devant une porte en acier cerclée de béton, percée dans le mur du tunnel.

— Où mène cette porte ? demanda-t-elle.

— À un autre tunnel relié au système hydroélectrique. Lorsque le débit de l’eau est faible, plus tôt dans l’année, nous pouvons ouvrir la porte, passer à gué un petit cours d’eau et atteindre des endroits plus éloignés du système. Mais en ce moment le niveau est trop élevé, nous fermons donc la porte.

— On peut se rendre à la centrale électrique d’ici ?

— Il y a des tunnels partout sous la montagne et sous la glace, mais seuls les secs sont accessibles. Les autres acheminent l’eau à la centrale. Une rivière naturelle coule sous le glacier et le courant peut devenir assez fort. Habituellement, nous ne travaillons pas si tard dans la saison. La neige qui fond se met à couler dans les cavités naturelles entre la roche et la glace, créant des poches qui ralentissent nos recherches. Mais notre travail nous a pris plus de temps que prévu au printemps.

— Et comment l’air se renouvelle-t-il ? fit Skye en humant l’atmosphère saturée d’eau.

— Si nous passions sous le labo et que nous continuions sous le glacier pendant encore environ un kilomètre, nous aboutirions à une issue de l’autre côté de la glace. On l’a laissée ouverte comme l’entrée d’une mine, l’air arrive de là.

Skye se mit à frissonner dans l’humidité glacée.

— J’admire votre détermination. Ce n’est pas un endroit des plus agréables pour travailler.

Le rire profond de Leblanc se répercuta sur les parois détrempées.

— C’est même un endroit parfaitement désagréable, très ennuyeux, et nous sommes sans arrêt trempés jusqu’aux os. Sur les trois semaines que nous passons ici, nous sortons de temps en temps à la lumière du soleil, mais le retour dans le souterrain est ensuite trop déprimant, aussi avons-nous tendance à rester dans le labo qui est sec et bien éclairé. Il est équipé d’ordinateurs, d’un système de filtration des sédiments et même d’une chambre froide qui nous permet de travailler sur des échantillons de glace sans qu’ils fondent. Après une journée de travail de dix-huit heures, vous vous douchez et vous vous mettez au lit, et finalement le temps passe vite. Ah, nous y voilà !

Comme le lieu de vie, le labo en préfabriqué était niché dans un renfoncement creusé dans la paroi du tunnel. Alors que Leblanc se dirigeait vers le bâtiment, la porte s’ouvrit et une grande et mince silhouette en sortit. La vue de Renaud raviva la colère latente de Skye. En fait, il ressemblait davantage à une mante religieuse qu’à un cafard. Il avait un visage triangulaire, doté d’un front large et d’un menton pointu. Son nez était long et ses yeux petits et rapprochés. Ses cheveux clairsemés étaient d’un roux terne.

Renaud salua Skye avec la même poignée de main molle et moite qui avait provoqué sa répugnance lorsqu’elle l’avait rencontré pour la première fois.

— Bonjour, chère mademoiselle Labelle. Merci d’être venue dans ce souterrain sombre et humide.

— Je vous en prie, professeur. (Elle promena son regard sur les lieux peu accueillants.) Voilà un environnement qui doit vous convenir à merveille.

Renaud ignora l’ironie de la remarque et détailla Skye des pieds à la tête comme s’il pouvait voir à travers ses épais vêtements.

— N’importe quel endroit me convient à merveille, pourvu que je m’y trouve en votre compagnie.

Skye réprima un haut-le-cœur.

— Peut-être pourriez-vous me dire pour quelle raison capitale j’ai été arrachée à mon travail ?

— Avec plaisir.

Il s’approcha pour lui prendre le bras, mais Skye s’écarta et prit celui de Leblanc.

— Montrez-nous le chemin, déclara-t-elle.

Le glaciologue avait assisté à la joute verbale avec un regard amusé. Il sourit à Skye de toutes ses dents et ils montèrent bras dessus, bras dessous un escalier raide en bois grossier, qui les mena à un tunnel d’environ quatre mètres de haut et trois de large.

À une vingtaine de pas de l’escalier, ils arrivèrent à un embranchement en Y. Leblanc escorta Skye dans la branche droite. De l’eau coulait dans un fossé de drainage peu profond. Un tuyau en caoutchouc noir d’environ dix centimètres de diamètre courait le long d’un mur.

— Une conduite d’eau, expliqua Leblanc. Nous recueillons l’eau du drainage, nous la réchauffons puis la faisons couler sur la glace pour la faire fondre. La glace est comme du mastic au fond du glacier. Nous la faisons fondre en permanence, sinon le tunnel se refermerait de presque un mètre par jour.

— C’est très rapide, fit Skye.

— Extrêmement. Parfois, lorsque nous pénétrons d’une cinquantaine de mètres sous le glacier, nous devons veiller à ce que la glace ne se referme pas derrière nous.

Le tunnel, haut d’environ trois mètres, se transformait en pente glissante. Ils grimpèrent sur une échelle afin d’accéder à une grotte de glace assez spacieuse pour contenir une douzaine de personnes. À part quelques zones recouvertes de terre amenée par les mouvements du glacier, les parois étaient teintées de bleu.

— Nous sommes au fond du glacier, expliqua Leblanc. Il n’y a que de la glace au-dessus de nos têtes, et ce sur deux cent quarante mètres. C’est la partie la plus sale de l’écoulement glaciaire. Il est de plus en plus propre au fur et à mesure qu’on perce la glace. Je dois maintenant vous laisser, j’ai un travail à faire pour M. Renaud.

Skye le remercia et dirigea son attention vers la paroi opposée, où un homme vêtu d’un ciré aspergeait la glace avec un tuyau d’eau chaude. En fondant, la glace créait des nuages de vapeur, qui rendaient l’air humide et encore plus pénible à respirer. L’homme éteignit le jet d’eau lorsqu’il s’aperçut qu’il avait des visiteurs, et vint leur serrer la main.

— Bienvenue dans notre petit observatoire, mademoiselle. J’espère que le voyage depuis l’extérieur n’a pas été trop éprouvant. Je m’appelle Hank Thurston, je suis le collègue de Bernie. Je vous présente Craig Rossi, notre assistant de l’université de l’Iowa, dit-il en désignant un homme d’une vingtaine d’années, et Derek Rawlins, qui écrit un article sur notre travail pour le magazine Outside.

Tandis que Skye les saluait, Renaud se dirigea tout droit vers la paroi de glace et se pencha pour examiner une silhouette vaguement humaine emprisonnée dans la glace.

— Comme vous pouvez le constater, ce monsieur est congelé depuis un petit bout de temps, dit Renaud.

Puis il ajouta en se tournant vers Skye : tout comme certaines femmes de ma connaissance.

Sa plaisanterie ne fit rire personne, et Skye passa devant lui pour poser ses doigts sur le contour de la sombre silhouette. Les membres étaient tordus dans des positions grotesques.

— Nous l’avons découvert en voulant agrandir la grotte, expliqua Thurston.

— Il ressemble plus à un insecte écrasé sur un pare-brise qu’à un homme, fit remarquer Skye.

— Nous avons de la chance qu’il ne soit pas réduit en bouillie. Il est plutôt en bon état, vu les circonstances. La glace au fond du glacier, avec tout ce qui s’y trouve, est comprimée comme du mastic par une pression de plusieurs centaines de tonnes.

Skye observa la silhouette.

— Est-ce que vous supposez qu’au départ il se trouvait sur le dessus du glacier ?

— Certainement, dit Thurston. Pour un glacier de vallée comme le Dormeur ou d’autres dans les Alpes, une certaine quantité de neige passe à travers la glace.

— Et combien de temps croyez-vous que cela ait pu prendre ?

— D’après mes estimations, il faudrait environ cent ans pour passer du dessus au fond du Dormeur. Et uniquement si la chose en question se trouve près de la tête du glacier, haut dans la montagne, là où la glace s’écoule aussi bien verticalement qu’horizontalement.

— Dans ce cas, il est possible qu’il s’agisse d’un alpiniste tombé dans une crevasse.

— C’est ce que nous avons tout d’abord cru avant de l’observer attentivement.

Skye approcha son visage de la glace. Le corps était presque entièrement recouvert de cuir sombre, depuis les bottes jusqu’au casque à la Snoopy. Des touffes de doublure en fourrure étaient visibles çà et là. Un revolver dans son étui était encore attaché à sa ceinture.

Son regard se porta sur le visage de l’homme. Les traits étaient peu visibles à travers la glace, mais la peau semblait burinée et mate comme s’il avait été beaucoup exposé au soleil. Les yeux étaient protégés par une paire de lunettes.

— Incroyable, murmura-t-elle avant de reculer et de se tourner vers Renaud. Mais qu’ai-je à voir là-dedans ?

Renaud sourit et se dirigea vers un bac en plastique d’où il tira en grognant un casque métallique.

— Voici ce qui a été trouvé près de la tête de l’homme.

Skye prit le casque et se pencha en pinçant les lèvres sur le motif complexe. La visière était décorée d’un visage masculin, avec un large nez et une moustache broussailleuse. Sur le sommet, orné de fleurs et de tiges entremêlées, des créatures mythologiques tournaient comme des planètes autour d’un aigle à trois têtes stylisé. Les bouches de l’aigle étaient ouvertes en un cri de défi, et il tenait dans ses serres acérées une poignée de lances et de flèches.

— En fait, nous avons d’abord trouvé le casque, expliqua Thurston. Nous avons immédiatement arrêté la pompe, ce qui a heureusement permis d’éviter d’endommager le corps.

— Sage décision, commenta Renaud. Un site archéologique est très sensible à toute contamination, tout comme la scène d’un crime.

Skye passa les doigts à travers un trou du casque.

— On dirait un impact d’arme à feu.

— D’arme à feu ! ricana Renaud. Une lance ou une flèche serait plus probable.

— Il n’est pas inhabituel de trouver une marque, un trou dans une armure à un endroit où elle a été exposée à l’épreuve d’un coup de feu. Ce trou est étrangement propre. L’acier est d’une qualité exceptionnelle. Regardez, à part quelques éraflures et quelques bosses, il a été à peine endommagé par la glace qui l’écrasait. Je suis surprise qu’une balle ait pu le percer. Vous avez appelé un expert médico-légal ? demanda-t-elle.

— Il devrait arriver demain, dit Renaud. Nous n’avons pas besoin d’un expert pour nous rendre compte que ce type est mort. Alors, que pensez-vous de ce casque ?

— Je ne saurais pas le dater. Sa forme ressemble à des modèles que j’ai vus, mais les motifs me sont inconnus. Il faudrait que je découvre un poinçon d’armurier et que je le confronte avec ma base de données. Les vêtements et l’arme semblent du XXe siècle, ajouta-t-elle en se retournant vers le cadavre. D’après sa tenue et ses lunettes, il doit s’agir d’un aviateur. Mais pourquoi aurait-il porté ce vieux casque, si c’était bien le cas ?

— Très intéressant, mademoiselle, fit Renaud en soupirant d’impatience, mais j’espérais que vous pourriez nous aider un peu plus sur ce point.

Il lui prit le casque des mains et le reposa dans la caisse, d’où il sortit un petit coffre-fort. Il portait, serrée contre lui, comme un enfant, la boîte métallique cabossée.

— Ceci se trouvait près du corps, reprit Renaud. Ce que nous découvrirons à l’intérieur nous aidera peut-être à identifier cette personne et à imaginer comment elle a atterri ici. Entre-temps, dit-il à Thurston, je voudrais que vous continuiez à faire fondre la glace autour du corps, au cas où il y aurait d’autres objets permettant une identification. J’en prends l’entière responsabilité.

Thurston lui jeta un regard sceptique et haussa les épaules.

— Vous êtes dans votre pays, lâcha-t-il avant de reprendre le tuyau d’eau chaude.

Il fit fondre encore une épaisseur de glace d’une dizaine de centimètres de chaque côté du corps, sans rien découvrir. Au bout d’un moment, ils regagnèrent le laboratoire pour se sustenter et se réchauffer un peu, avant de revenir dans la grotte et reprendre leurs recherches. Lorsque Renaud déclara qu’il restait au labo, personne ne protesta.

Thurston travaillait depuis quelque temps sur la glace lorsque Renaud les rejoignit et tapa dans ses mains pour attirer l’attention.

— Nous allons faire une pause, lança-t-il. Nous avons de la visite.

Des voix animées résonnaient dans le tunnel. Un instant plus tard, trois hommes équipés d’appareils photo, de caméras et de carnets faisaient irruption dans la grotte. À l’exception d’un individu de grande taille qui restait poliment en retrait, les autres se bousculèrent bruyamment et jouèrent des coudes dans leur hâte pour filmer le corps.

Skye attrapa Renaud par la manche et le prit à part.

— Mais que font ces journalistes ici ? demanda-t-elle.

— C’est moi qui les ai invités, rétorqua-t-il en la toisant, et triés sur le volet pour rendre compte de cette grande découverte.

— Mais vous ne savez même pas de quelle découverte il s’agit ! s’exclama Skye avec un mépris non dissimulé. Dire que vous venez de nous faire la morale sur la nécessité de ne pas contaminer un site archéologique !

Il balaya ces objections d’un revers de main.

— Il est important que le monde ait connaissance de cette merveilleuse découverte.

Renaud éleva la voix pour se faire entendre des journalistes.

— Je répondrai à toutes vos questions concernant la momie dès que nous serons sortis du tombeau, déclara-t-il en quittant le premier les lieux.

Skye bouillonnait de rage.

— Putain, c’est pas croyable ! s’exclama Rawlins, le journaliste américain. La momie. Le tombeau. On croirait qu’il vient de découvrir le sarcophage de Toutankhamon.

Les photographes prirent encore une salve de clichés et sortirent, à l’exception du grand type. Il mesurait près de deux mètres, son visage était d’un blanc cireux et sa musculature était aussi impressionnante que sa taille. Il portait un appareil photo autour du cou et un grand sac de toile en bandoulière. Le visage impassible, il regarda le corps puis suivit les autres.

— J’ai entendu ce que vous avez dit à Renaud, déclara Thurston à Skye. La glace va bientôt recommencer à se former et cela protégera peut-être le site.

— Bon. En attendant, voyons ce que cet imbécile nous concocte.

Ils se hâtèrent de sortir de la grotte, regagner l’échelle puis les marches en bois. Renaud se tenait devant le laboratoire, et présentait le coffre-fort au-dessus de sa tête.

— Qu’y a-t-il à l’intérieur ? s’écria un journaliste.

— Nous ne le savons pas. Il faudra l’ouvrir dans un environnement contrôlé afin de ne pas endommager le contenu.

Il pivota sur ses talons pour que tout le monde puisse prendre une photo. Mais le grand type les ignora ; il préféra jouer des coudes sans prêter attention aux murmures de protestation des autres journalistes et se planter devant Renaud.

— Donnez-moi ce coffre, dit-il sur un ton monocorde en tendant sa grande main.

Renaud sursauta. Puis, croyant à une plaisanterie, il décida de jouer le jeu. Il sourit et serra le coffre sur sa poitrine.

— Plutôt mourir, dit-il.

— Comme vous voudrez, fit l’homme sans élever le ton.

Il passa la main sous son manteau, en sortit un pistolet et donna un grand coup sur les articulations de Renaud. L’expression de ce dernier passa de la surprise à la douleur. Il s’effondra à genoux en serrant de sa main valide ses doigts fracturés.

L’homme rattrapa le coffre avant qu’il ne tombe à terre. Il fit volte-face et braqua son arme sur les deux journalistes qui tombèrent l’un sur l’autre en voulant reculer, puis s’éloigna à grandes enjambées dans le tunnel.

— Arrêtez-le ! s’écria Renaud malgré sa douleur, la main toujours crispée sur ses doigts écrabouillés.

— Et le téléphone ? demanda un journaliste.

Thurston souleva le combiné mural et le porta à son oreille.

— Rien, fit-il avec un froncement de sourcils. On a dû couper la ligne. De toute façon, il n’y a personne pour l’instant au lieu de vie. Il va falloir ressortir pour aller chercher de l’aide.

Thurston et Leblanc aidèrent Renaud à se relever. Ils soignèrent tant bien que mal sa main avec une trousse de secours tandis que les journalistes gambergeaient sur l’identité du grand type. Aucun d’eux ne le connaissait. Il était tout simplement arrivé muni d’une carte de presse et on lui avait donné un siège dans l’hydravion qui les avait déposés au bord du lac, où Leblanc était venu les chercher.

Leblanc et Skye décidèrent d’accompagner Thurston tandis que les journalistes préféraient attendre d’être sûrs que l’homme ne s’était pas posté dans le tunnel. Ils marchèrent à vive allure pendant quelques minutes, leurs lampes perçant la pénombre. Puis ils ralentirent le pas et se mirent à avancer plus prudemment, comme s’ils s’attendaient à ce que le géant leur saute dessus dans l’obscurité. Ils tendirent l’oreille, mais hormis le ruissellement de l’eau sur le plafond et les parois, tout était silencieux.

Soudain, une forte explosion retentit devant eux, suivie d’un choc qui fit trembler le sol. Presque instantanément, une vague d’air chaud envahit le tunnel. Ils se jetèrent au sol, essayant d’enfouir leur visage dans le sol humide tandis que l’onde de choc passait au-dessus d’eux.

Lorsque la situation se fut calmée, ils se relevèrent, essuyant la boue qui maculait leurs visages. Leurs oreilles bourdonnaient et ils devaient crier pour s’entendre.

— Mais qu’est-ce que c’était ? s’exclama Leblanc.

— Allons voir, répondit Thurston, qui s’élança en craignant le pire.

— Attendez ! fit Skye.

— Qu’y a-t-il ? demanda Thurston.

— Regardez à vos pieds.

Les lampes de leurs casques se braquèrent sur quelque chose qui étincelait et coulait sur le sol.

— L’eau ! hurla Thurston.

Le torrent se précipitait vers eux.

Ils firent demi-tour et s’enfoncèrent dans le tunnel, talonnés par les vagues.

6

Austin, armé de ses jumelles, avait vu Skye monter dans une voiture et suivi la progression du véhicule jusqu’à ce qu’il grimpe sur un côté du glacier avant de disparaître derrière la lisière des arbres. C’était comme si la terre l’avait avalée. Appuyé au bastingage, son regard fut attiré par la langue du Dormeur. Avec sa surface tachetée, encadrée par des pics sombres et menaçants, le glacier ressemblait à un paysage de Pluton. Le soleil scintillait sur la glace sans pourtant atténuer les vagues de froid qui dévalaient la surface et dégringolaient sur la surface miroitante du lac.

Repensant à la théorie de Skye sur les caravanes de la route de l’Ambre qui auraient contourné le lac, il essaya de se mettre à la place des voyageurs de l’Antiquité et se demanda ce qu’il aurait ressenti devant un glacier aussi grand et impressionnant que celui-ci. Très certainement, il l’aurait pris pour une création des dieux qu’il fallait apaiser. Peut-être le tombeau sous-marin avait-il un rapport avec le glacier. Il se sentait aussi impatient que la jeune femme et trépignait de reprendre leur exploration. Il n’aurait pas eu de mal à mettre à l’eau le sous-marin et à se lancer seul dans l’aventure, mais elle ne le lui pardonnerait jamais. Et il la comprendrait.

Austin décida d’aller s’assurer que le submersible serait prêt à plonger dès le retour de Skye. Tandis qu’il passait le véhicule au peigne fin, Austin se rappelait les recommandations de son père et redoublait de vigilance. En effet celui-ci, propriétaire prospère d’une entreprise de renflouage marin basée à Seattle, avait enseigné à Kurt les rudiments de la navigation, et donné les conseils de base concernant la mer. Ne jamais faire un nœud qui ne peut pas se défaire en tirant sur l’amarre, même mouillée. Et toujours garder son bateau impeccablement briqué, avec une place pour chaque chose et chaque chose à sa place.

Austin avait pris à cœur les leçons paternelles. Les nœuds qu’il avait appris à maîtriser par une longue pratique ne se bloquaient jamais. Il veillait à enrouler soigneusement les amarres du canot que son père lui avait construit, à entretenir les pièces en bois poli et à éviter que le métal ne rouille. Il avait gardé en tête ces mises en garde lorsqu’il était allé à l’université. Et tandis qu’il étudiait le management des systèmes à l’université de Washington, il prenait également des cours dans une école de plongée de haut niveau de Seattle et s’entraînait pour devenir plongeur professionnel, accumulant les spécialisations et diversifiant ses compétences.

Après ses études, il avait travaillé deux ans sur des plates-formes pétrolières en mer du Nord, puis intégré la société de renflouage de son père pendant six ans, après quoi il avait été recruté au service du gouvernement. À la fin de la guerre froide, la CIA avait fermé sa branche et il s’était orienté vers la NUMA.

En tant qu’amoureux de la philosophie, qui répondait à sa quête de vérité et de sens, Austin savait que les paroles de son sage de père allaient au-delà des tâches pratiques associées à l’entretien d’un bateau : c’était une vraie leçon de vie, qui mettait l’accent sur la rigueur et la nécessité de pouvoir parer à toute éventualité. Ces conseils, Austin les prenait très au sérieux, et son attention aux moindres détails lui avait sauvé la vie ainsi qu’à d’autres en plus d’une occasion.

Il vérifia l’état des batteries, s’assura que les réservoirs d’air avaient été remplacés par de nouveaux et examina le véhicule d’un œil expérimenté. Satisfait de son inspection, il tapota doucement le dôme transparent.

— Chaque chose à sa place, murmura-t-il avec un sourire.

Austin redescendit sur le pont du Mummichug. Le bâtiment à deux coques long de vingt-cinq mètres était le plus petit navire de recherche de la NUMA sur lequel il ait travaillé. Comme le choquemort, le petit poisson qui lui avait donné son nom, il était aussi à l’aise en eau douce qu’en eau de mer. C’était une nouvelle version, améliorée, d’un bateau conçu pour mener à bien des missions côtières dans les eaux dangereuses du littoral de Nouvelle-Angleterre.

Il tenait bien la mer et était rapide, propulsé par des moteurs diesel qui lui permettaient d’atteindre une vitesse de vingt nœuds. On pouvait y faire dormir huit personnes, et il était idéal pour des missions courtes. Malgré sa petite taille, le Mummichug était équipé de treuils et de portiques de levage capables de hisser de lourdes charges. De toute façon, un bateau plus grand n’aurait pas pu emprunter la rivière sinueuse qui menait au glacier.

Livré à lui-même, Austin alla se chercher un café dans le poste d’équipage, puis descendit au labo de télédétection. C’était un espace exigu, les écrans d’ordinateurs encombraient les tables. Comme tout le reste sur le bateau, le labo, bien que petit, était un concentré de haute technologie, muni d’instruments de détection sophistiqués.

Il se laissa tomber sur un siège devant un écran, prit une gorgée de café et ouvrit le fichier de données du sonar latéral. Le Dr Harold Edgerton avait mis au point cette technique en 1963, qui consistait à monter un sonar sur le côté du bateau plutôt qu’au fond. Cette découverte avait permis aux navires de surface d’étudier de larges étendues sous-marines, révolutionnant les techniques de recherche sous-marine.

Lorsque le Mummichug était arrivé, Skye lui avait demandé d’analyser la rive opposée au glacier, obstacle majeur pour les caravanes, et elle supposait que les voyageurs avaient pu s’attarder le long de la rivière avant de la franchir à gué et qu’ils avaient probablement construit un campement dans les environs. Le cours d’eau lui-même pouvait avoir été utilisé comme affluent de la route de l’Ambre.

Tandis que le submersible menait sa mission sous-marine, le Mummichug avait ainsi continué à sonder les fonds. Austin voulait voir ce qu’il avait découvert. Il alluma l’écran et, lentement, l’image haute résolution du fond restitué par le sonar apparut, faisant penser à deux cascades ambrées. En haut à droite, des chiffres indiquaient la position exacte.

L’interprétation d’images reconstituées par un sonar, analyse peu passionnante, requiert un œil exercé. Avec son fond plat et caillouteux, le lac du Dormeur était même particulièrement monotone. Les pensées d’Austin se mirent à vagabonder. Ses paupières s’alourdissaient, mais une anomalie attira son attention et le réveilla tout à fait. Il revint en arrière, s’approcha de l’écran pour examiner la croix sombre qui se détachait sur le fond uniforme, puis il cliqua pour agrandir l’image et en faire ressortir les détails.

Ce qu’il avait sous les yeux était un avion ; il en distinguait même le cockpit. Il cliqua sur l’icône d’impression et quelques secondes plus tard, se saisit de l’image imprimée, qu’il se mit à étudier sous une lampe puissante. On aurait dit qu’il manquait un morceau d’aile. Il se leva de son siège et se dirigeait vers la porte dans l’intention d’avertir le capitaine de sa découverte, lorsque François fit irruption dans le labo. L’observateur français, manifestement agité, s’était départi de son habituel sourire imperturbable, laissant place à la panique, comme si la tour Eiffel venait de s’effondrer.

— Monsieur Austin, venez vite sur le pont.

— Que se passe-t-il ?

— C’est au sujet de Mlle Labelle.

L’estomac d’Austin se retourna.

— Que lui est-il arrivé ?

Un incompréhensible micmac de franglais se déversa de la bouche de l’homme. Austin passa devant lui et grimpa deux par deux les marches afin d’accéder à la passerelle. Le capitaine était dans la timonerie et parlait dans un micro. Lorsqu’il vit Kurt, il demanda à son interlocuteur de ne pas quitter, et posa son micro.

Le capitaine Jack Fortier, Québécois d’origine, était devenu citoyen américain afin de travailler pour la NUMA. Sa connaissance du français s’était révélée très utile dans cette mission, bien que son fort accent canadien ait fait ricaner quelques Français. Mais, comme l’avait dit Fortier à Austin, ces moqueries ne l’atteignaient pas puisque sa langue à lui était plus pure que celle que parlaient maintenant les Français de France. D’ailleurs, rien ne semblait atteindre cet homme, et son front plissé d’inquiétude surprit d’autant plus Austin.

— Qu’est-il arrivé à Skye ? demanda Austin sans préambule.

— Je suis au téléphone avec le superviseur de la centrale électrique. Il dit qu’il y a eu un accident.

Un frisson parcourut la colonne vertébrale d’Austin.

— Quel genre d’accident ?

— Eh bien, Skye et d’autres personnes se trouvaient dans un tunnel sous le glacier...

— Mais que faisait-elle là-dedans ?

— Il y a un observatoire sous la glace pour les scientifiques qui étudient les mouvements du glacier. Cela fait partie du réseau de tunnels que la compagnie d’électricité a construit pour utiliser l’eau de la fonte du glacier. Apparemment, il y a eu un problème et l’eau a inondé le tunnel.

— Est-ce que la centrale a pu contacter l’observatoire ?

— Non, la ligne téléphonique est coupée.

— Donc nous ne savons pas s’ils sont morts ou vivants.

— Vraisemblablement non, murmura Fortier.

Cette incertitude requinqua Austin. Il prit une grande inspiration et expira lentement, essayant de reprendre ses esprits.

Une fois remis de ses émotions, il déclara :

— Dites au superviseur de la centrale que je veux le voir. Demandez-lui de préparer des plans détaillés du tunnel. Et préparez-moi l’annexe en vitesse pour que j’aille à terre.

Austin s’interrompit en se rendant compte qu’il aboyait des ordres au capitaine.

— Excusez-moi, je ne voulais pas avoir l’air d’un sergent instructeur. C’est votre bateau. Il ne s’agit que de suggestions.

— Suggestions acceptées, fit le capitaine avec un sourire. Ne vous en faites pas, je n’ai moi-même pas la moindre idée de ce qu’il faut faire. Le bateau et l’équipage sont à votre disposition.

Le capitaine Fortier reprit le micro et continua sa conversation en français.

Austin regarda le glacier à travers la vitre de la timonerie. Il était aussi immobile qu’une statue de bronze, mais son calme était trompeur. Immédiatement, sa vivacité d’esprit lui fit envisager diverses stratégies, conscient néanmoins qu’il ne pouvait s’agir que de spéculations, puisqu’il ne savait pas encore exactement à quoi il avait affaire.

Il repensa à l’expression charmeuse de Skye lorsqu’elle avait quitté le bateau. Les chances étaient peut-être minces, mais il souhaitait vivement revoir ce sourire enchanteur.

7

Une camionnette attendait Austin sur la rive. Le chauffeur gravit la colline vers la centrale à tombeau ouvert. Tandis qu’ils approchaient du bloc en béton, construit au pied d’une falaise, Austin distingua quelqu’un qui semblait faire les cent pas devant l’entrée. Lorsque le camion s’arrêta en dérapant, l’homme se jeta sur la portière d’Austin qu’il ouvrit précipitamment et lui tendit la main.

— Parlez-vous français, monsieur Austin ?

— Un petit peu, répondit-il en descendant.

— D’accord, okay, fit l’homme avec un sourire bienveillant. Je me débrouille en anglais. Je m’appelle Guy Lessard. Je suis le chef d’exploitation de la centrale. C’est une terrible histoire.

— Dans ce cas, vous devez savoir que le temps nous est compté, répliqua Austin.

Lessard était un petit homme sec, à la moustache soigneusement taillée. Nerveux, il dégageait une énergie électrique, comme s’il était branché sur les lignes haute tension qui sortaient de la centrale sur de hauts pylônes.

— Oui, je comprends. Venez, je vais vous expliquer la situation.

Il entra d’un pas vif à l’intérieur de la centrale. Austin balaya du regard le petit hall d’entrée insignifiant.

— En fait, je m’attendais à une usine beaucoup plus grande, dit-il.

— Ne vous y trompez pas, l’avertit Lessard. Il ne s’agit que de l’entrée de la centrale. Ce bâtiment est utilisé pour les bureaux et les salles de repos. La centrale proprement dite est creusée sous la montagne. Venez.

Ils franchirent une deuxième porte de l’autre côté de l’entrée et se retrouvèrent dans une grande grotte bien éclairée.

— Nous avons profité des formations rocheuses naturelles pour commencer à percer les tunnels, expliqua Lessard dont la voix rebondissait sur les parois. En tout, il y a une cinquantaine de kilomètres de tunnels sous la montagne et le glacier.

Austin émit un petit sifflement.

— Plus long que certaines autoroutes américaines ! fit-il.

— C’est un ouvrage formidable. Les techniciens ont utilisé un tunnelier de près de dix mètres de diamètre. Cela n’a pas été si compliqué de percer le tunnel destiné aux recherches.

Il guida Austin vers une entrée du tunnel, on y détectait le bourdonnement d’une centaine de ruches.

— Ce bruit doit provenir de votre générateur, dit-il.

— Oui. Nous n’utilisons qu’une seule turbine pour l’instant, mais nous avons le projet d’en construire une deuxième.

Il s’arrêta devant la porte du tunnel.

— Nous arrivons à la salle de contrôle.

Une pièce stérile d’environ cinquante mètres carrés constituait le centre névralgique de la centrale, comme une machine à sous géante. Trois des murs étaient couverts de panneaux de voyants clignotants, de cadrans électriques, de compteurs et d’interrupteurs. Lessard s’approcha d’une console en forme de fer à cheval qui dominait le centre de la pièce, s’assit devant un écran et fit signe à Austin de prendre place à côté de lui.

— Vous savez ce que nous faisons dans cette usine ? lui demanda-t-il.

— Vous recueillez l’eau de la fonte du glacier pour créer de l’énergie hydroélectrique ?

Lessard hocha la tête.

— La technologie n’est pas très complexe. La neige tombe du ciel et s’accumule sur le glacier. Lorsque le temps se réchauffe, la glace fond, formant nappes d’eau et rivières. Le flot est amené par les tunnels jusqu’à la turbine et voilà, vous avez de l’électricité. Propre, bon marché et renouvelable, conclut-il sans parvenir à dissimuler sa fierté.

— Simple en théorie, mais impressionnante dans son application, dit Austin en se représentant le système. Vous devez avoir une équipe importante.

— Nous ne sommes que trois, dit Lessard. Un pour chaque tranche de huit heures. La centrale est entièrement automatisée et pourrait sans doute fonctionner sans nous.

— Pourriez-vous me montrer un schéma du réseau ?

Lessard pianota sur son clavier et un schéma s’afficha sur l’écran, semblable à un plan dans un poste de contrôle de métro. Les lignes de couleur entremêlées rappelèrent à Austin celui de Londres.

— Ces lignes bleues qui clignotent représentent les tunnels remplis d’eau. Les rouges sont des tunnels secs. La turbine est ici.

Austin scruta les lignes, essayant de se repérer dans ce schéma complexe.

— Quel tunnel a été inondé ?

Lessard tapota l’écran.

— Celui-ci. L’accès principal à l’observatoire.

La ligne clignotait en bleu.

— Est-ce qu’il y a un moyen de fermer les vannes ?

— Nous avons essayé dès que nous avons détecté la présence d’eau dans le tunnel de recherche. Apparemment, le mur de béton qui sépare ce tunnel de celui où circule l’eau a cédé. Nous avons pu réduire les dégâts en détournant le flot. Mais le tunnel de recherche reste rempli d’eau.

— Est-ce que vous avez une idée de la manière dont ce mur a pu se rompre ?

— Il y a une porte à cette intersection, qui permet d’accéder d’un tunnel à l’autre. Par mesure de précaution, elle est fermée à cette époque de l’année puisque l’eau est trop haute. Mais la porte est conçue pour résister à une pression de plusieurs tonnes. Je ne sais pas ce qui a pu se passer.

— Est-ce qu’il y a un moyen d’évacuer l’eau du tunnel ?

— Oui, nous pourrions sceller certains tunnels et pomper l’eau vers l’extérieur, mais cela prendrait des jours, répondit Lessard, pessimiste.

Austin tendit la main vers l’écran clignotant devant eux.

— Même en utilisant tout le réseau ?

— Je vais vous montrer quel est le problème.

Lessard sortit le premier de la salle de contrôle et Austin le suivit dans un tunnel pendant plusieurs minutes. Le ronronnement omniprésent de la turbine s’accompagnait d’un autre son, semblable au fort sifflement du vent à travers les arbres. Ils gravirent quelques marches métalliques de l’autre côté d’une porte en acier, laquelle menait à une plate-forme d’observation protégée par une verrière en plastique et métal. Lessard expliqua qu’ils se trouvaient dans l’un des postes de contrôle du site. Le sifflement s’était transformé en rugissement.

Lessard actionna un interrupteur mural et un flot de lumière éclaira une section du tunnel inondé par un torrent furieux. Le niveau de l’eau bouillonnante atteignait presque la bulle d’observation. Austin contemplait l’eau blanche, d’une puissance implacable.

— À cette époque de l’année, de grandes poches du glacier se mettent à fondre, cria Lessard par-dessus le bruit fracassant. Elles s’ajoutent à l’écoulement habituel. C’est comme une inondation causée par la crue d’une rivière lorsque la neige fond trop rapidement au printemps.

Lessard avait une expression peinée sur le visage.

— Je suis vraiment navré de ne pas pouvoir vous aider à secourir les gens qui sont piégés à l’intérieur.

— Vous m’avez déjà beaucoup aidé, mais j’aurais encore besoin d’un plan détaillé du tunnel de recherche.

— Bien sûr.

En revenant vers la salle de contrôle, Lessard songea que décidément, il appréciait cet Américain. Austin était consciencieux et méthodique, des qualités que Lessard estimait entre toutes.

De retour à la salle de contrôle principale, Austin jeta un coup d’œil à l’horloge murale et constata que de précieuses minutes s’étaient écoulées depuis leur départ. Lessard s’approcha d’un meuble métallique, ouvrit un grand tiroir coulissant peu profond et en sortit un jeu de plans.

— Voici l’entrée principale du tunnel de recherche. Elle est à peine plus grande qu’une bouche d’égout. Ces rectangles sont les logements des scientifiques. Le labo se trouve à environ un kilomètre et demi de l’entrée. Comme vous pouvez le voir sur cette vue de côté, il y a des escaliers qui traversent le plafond pour accéder au niveau supérieur, là où se trouve le passage qui mène à l’observatoire subglaciaire lui-même.

— Est-ce que nous savons combien de gens sont pris au piège ?

— À ma connaissance, l’équipe était composée de trois scientifiques. Parfois, quand nous nous lassons d’être sous terre, il nous arrive de nous retrouver autour d’une bouteille de vin. Puis il y a ensuite la femme de votre expédition. De plus, un hydravion a déposé quelques personnes juste avant l’accident, mais je ne sais pas combien.

Austin se pencha sur le schéma, enregistrant tous les détails.

— Imaginons que les gens sous le glacier aient pu se rendre jusqu’à l’observatoire. L’air enfermé dans ce couloir empêcherait l’eau d’inonder la zone en question.

— C’est vrai, admit Lessard avec peu d’enthousiasme.

— S’il y a de l’air, ils sont peut-être toujours en vie.

— Certes, mais leurs réserves d’air sont limitées. Dans peu de temps, les vivants risquent de jalouser les morts.

Austin n’avait pas besoin qu’on lui rappelle le tragique destin qui attendait Skye et les autres. Même s’ils avaient survécu à l’inondation, ils risquaient une mort par asphyxie, lente et pénible. Il se concentra sur le plan et remarqua que le tunnel principal se prolongeait au-delà de l’observatoire.

— Où va-t-il ? demanda-t-il.

— Il continue sur un kilomètre et demi, en montant graduellement vers une autre issue.

— Une autre bouche ?

— Non, une entrée semblable à une mine sur le flanc de la montagne.

— J’aimerais la voir, dit Austin, qui commençait à élaborer un plan dans son esprit, un plan basé sur de simples suppositions et qui nécessiterait une bonne dose de chance pour fonctionner, mais il n’avait rien d’autre à envisager.

— Elle se trouve de l’autre côté du glacier. On ne peut y accéder que depuis les airs, mais je peux vous montrer d’ici où elle est.

Quelques minutes plus tard, ils étaient sur le toit plat de la centrale. Lessard tendit la main vers une ravine de l’autre côté du glacier.

— Elle est tout près de cette petite vallée.

Austin suivit des yeux la direction indiquée, puis il leva la tête. Un hélicoptère se dirigeait vers la centrale.

— Merci mon Dieu ! s’exclama Lessard. Enfin, quelqu’un a répondu à mon appel à l’aide.

Ils se hâtèrent de redescendre et sortirent de la centrale juste avant que l’hélicoptère ne se pose. Déjà, deux hommes attendaient, le conducteur de la camionnette et un autre qu’Austin supposa être le responsable de la troisième tranche horaire. Ils regardèrent l’hélicoptère se poser sur une aire à quelques dizaines de mètres de l’entrée de la centrale. Tandis que les pales s’arrêtaient de tourner, trois hommes sortirent de l’appareil. Austin fronça les sourcils. Cela n’avait rien d’une équipe de sauveteurs. Tous trois portaient les costumes sombres typiques des cadres moyens.

— C’est mon supérieur, M. Drouet. Il ne vient jamais ici, fit Lessard, incapable de masquer sa crainte.

Drouet était un homme corpulent avec une moustache à la Hercule Poirot. Il accourut vers eux en pointant un doigt accusateur.

— Que se passe-t-il, Lessard ?

Tandis que le superviseur expliquait la situation, Austin consulta sa montre. Les aiguilles semblaient voler sur l’écran.

— Quel effet cet incident va-t-il avoir sur la production ? demanda Drouet.

La colère latente d’Austin éclata.

— Vous devriez plutôt vous intéresser à l’effet que va avoir cet incident sur les gens prisonniers à l’intérieur du glacier !

L’homme leva le menton, dans l’espoir de toiser Austin, car il était plus petit que lui de quelque dix centimètres.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il comme la chenille qui s’adresse à Alice depuis le haut de son champignon.

Lessard intervint.

— C’est M. Austin, envoyé par le gouvernement américain.

— Américain ? (Austin aurait juré qu’il entendait un ricanement.) Ceci ne vous regarde en rien.

— Vous vous trompez. Cela me regarde de près au contraire, répondit Austin sur un ton neutre, ravalant sa colère. Mon amie se trouve dans ce tunnel.

Drouet ne fut guère ému.

— Je dois faire mon rapport et attendre les ordres de mon supérieur. Ne me croyez pas insensible : je vais mettre en place un plan de sauvetage immédiat.

— Cela ne suffira pas, dit Austin. Il faut faire quelque chose tout de suite.

— Peut-être, mais pour l’instant c’est tout ce que je peux faire. À présent, veuillez m’excuser.

Sur ce, il entra dans la centrale, suivi des deux autres hommes. Lessard jeta un regard désolé à Austin, secoua la tête et leur emboîta le pas.

Austin tentait de réprimer son envie de rattraper le bureaucrate par la peau du cou, lorsqu’il entendit un bruit de moteur et vit un point dans le ciel. Le point grossit et devint un hélicoptère, plus petit que le premier. Il traversa le lac, effectua un premier passage au-dessus de la centrale, puis vint se poser à côté du premier appareil dans un nuage de poussière.

Avant même que les pales aient fini de tourner, un homme mince au teint mat descendit d’un bond de l’appareil et fit signe à Austin. Joe Zavala arriva à grandes enjambées, balançant légèrement les épaules : il avait conservé la démarche chaloupée de l’époque où il finançait ses études grâce à des combats de boxe professionnels. Son beau visage intact témoignait de ses succès sur le ring.

Zavala, qui était de nature sociable et posée, avait été recruté par l’amiral Sandecker dès qu’il avait reçu son diplôme du New York Maritime College, et était devenu un membre précieux de l’équipe des missions spéciales, où il avait travaillé aux côtés d’Austin à de nombreuses reprises. Il avait un brillant esprit technique et ses multiples compétences en matière de pilotage sur divers appareils étaient impressionnantes.

Quelques jours plus tôt, ils étaient arrivés en France ensemble. Tandis qu’Austin continuait vers les Alpes pour rejoindre le Mummichug, Joe était resté à Paris. En tant qu’expert dans la conception et la construction de véhicules sous-marins, on lui avait demandé de se joindre à un groupe de réflexion sur les submersibles habités et automatisés, sponsorisé par l’IFREMER, l’Institut français de recherche et d’exploitation de la mer.

Austin avait appelé Zavala sur son portable dès qu’il avait appris l’accident dans le tunnel.

— Désolé d’interrompre ton séjour à Paris, avait-il déclaré.

— Tu interromps bien plus que ça. J’ai rencontré un député qui m’a fait visiter la ville.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Elle s’appelle Denise. Après avoir visité Paris, nous avons décidé de nous rendre en montagne où cette jeune femme a un chalet. Je suis à Chamonix.

Austin n’avait guère été surpris. Avec son regard attendrissant et ses épais cheveux noirs coiffés en arrière, Joe ressemblait en plus jeune à l’acteur Ricardo Montalban. Son physique, sa bonne humeur et son intelligence avaient séduit bon nombre de femmes célibataires à Washington et ailleurs. Parfois, cela le distrayait un temps de son travail et en l’occurrence, c’était un don du ciel : Chamonix n’était séparé du Dormeur que par quelques montagnes.

— C’est encore mieux. J’ai besoin de ton aide.

Zavala avait deviné au ton pressant de son ami que la situation était grave.

— J’arrive, avait-il déclaré.

Une fois ensemble sur la colline pelée qui surplombait le lac, ils se serrèrent la main, et Austin s’excusa de nouveau d’avoir mis en veilleuse la vie amoureuse de son ami. Zavala ébaucha un sourire.

— Pas de problème. Denise aussi est au service de l’État et elle comprend parfaitement ce qu’est l’appel du devoir. Elle a même tiré quelques ficelles pour que je trouve rapidement un moyen de transport, ajouta-t-il en se tournant vers l’hélicoptère.

— Dans ce cas, je lui dois une bouteille de Champagne et un bouquet de fleurs.

— Je savais que tu étais un vrai gentleman, dit Zavala en regardant autour de lui. Beau paysage, mais un peu lugubre. Que se passe-t-il ?

Austin se dirigea vers l’hélicoptère.

— Je te raconterai en chemin.

Quelques instants plus tard, ils avaient décollé. Tandis qu’ils survolaient le glacier, Austin fit à Zavala un résumé des événements.

— Sale affaire, fit Zavala près avoir entendu l’histoire. Désolé pour ton amie. Je suis sûre que je l’apprécierais.

— J’espère que tu auras le plaisir de la rencontrer, dit Austin, tout en sachant que les chances étaient de plus en plus minces et que le temps jouait contre eux.

Il le guida vers la vallée que Lessard lui avait indiquée et Zavala fit atterrir l’hélicoptère sur une zone à peu près plate au milieu des creux et des bosses. Ils prirent une torche électrique dans le kit de secours de l’appareil et gravirent la pente douce. Le froid humide qui émanait du glacier pénétrait leurs vestes pourtant épaisses. L’entrée du tunnel était cerclée de béton. La zone devant l’entrée était inondée et des dizaines de petites ravines sillonnaient la pente. Ils entrèrent dans un tunnel de même taille que ceux qu’avait vus Austin derrière la centrale. Le sol incliné était humide et au bout de quelques mètres, ils sentirent l’eau lécher leurs orteils.

— Pas très romantique comme endroit, hein ? fit Zavala en écarquillant les yeux dans l’obscurité.

— C’est exactement comme ça que j’imagine le Styx, répondit Austin, qui regarda un instant l’étendue d’eau noire, brusquement ragaillardi. Retournons à la centrale.

Drouet et ses compagnons émergeaient du bâtiment lorsque l’hélicoptère de Zavala se posa. Drouet accourut pour accueillir Austin.

— Je vous présente mes excuses pour tout à l’heure, déclara-t-il. Je n’avais alors pas tous les éléments qui m’auraient permis de comprendre cette situation cauchemardesque. J’ai eu mes supérieurs au téléphone ainsi que l’ambassade américaine qui m’a parlé de la NUMA et de vous, monsieur Austin. Je ne savais pas qu’il y avait des Français coincés sous le glacier.

— Est-ce que leur nationalité change quelque chose ?

— Non, non, bien sûr. Je suis inexcusable. Vous serez heureux de savoir que j’ai demandé de l’aide. Une équipe de sauvetage arrive.

— C’est un début. Dans combien de temps seront-ils là ?

Drouet hésita, sachant que la réponse n’était guère satisfaisante.

— Trois ou quatre heures.

— Vous savez pertinemment qu’il sera trop tard.

Drouet se tordit les mains, manifestement confus.

— Au moins pourrons-nous retrouver les corps. C’est tout ce que je peux faire.

— Moi, je pense que nous pouvons faire mieux. Nous allons essayer de les sortir de là vivants, mais pour cela nous aurons besoin de votre aide.

— Vous n’êtes pas sérieux ! Ces pauvres gens sont coincés sous deux cent quarante mètres de glace.

Puis, lisant la détermination sur le visage d’Austin, il souleva les sourcils.

— Très bien, je vais faire l’impossible pour vous donner ce dont vous aurez besoin. Dites-moi ce que je peux faire.

Austin fut agréablement surpris de découvrir que Drouet, en dépit de sa bonhomie apparente, cachait un tempérament plus énergique.

— Merci de votre offre. Tout d’abord, j’aimerais emprunter votre hélicoptère avec le pilote.

— Oui, bien sûr, mais pourtant votre ami a un hélicoptère...

— Il m’en faut un plus grand.

— Je ne comprends pas. Ces malheureux sont coincés sous terre, pas dans les airs.

— J’en ai besoin néanmoins.

Austin foudroya Drouet du regard pour lui signifier qu’il n’avait plus de temps à perdre.

Drouet hocha vigoureusement la tête.

— Très bien, vous avez ma totale coopération.

Tandis qu’il s’élançait pour donner des instructions au pilote, Austin appela de son côté le capitaine du bateau de la NUMA sur une radio portative et passa quelques minutes à lui expliquer sa stratégie. Fortier écouta attentivement.

— Je m’y mets tout de suite, dit-il.

Austin le remercia et se mit à scruter le glacier, conscient de l’adversaire qu’il s’apprêtait à attaquer. Son plan ne laissa pas de place au doute. Il savait que les choses peuvent mal tourner, ses cicatrices le prouvaient. Mais il savait aussi que les problèmes sont faits pour être résolus. Avec un peu de chance, son plan pouvait marcher, il en était certain. Ce dont il n’était pas sûr, c’était que Skye soit encore vivante.

8

Skye était bien vivante. Renaud, qui avait fait les frais de sa colère, pouvait en attester. Alors qu’il s’auto-congratulait avec complaisance, Skye avait explosé. Elle avait violemment attaqué le malheureux, les yeux brillants de rage, tandis qu’elle le tançait pour avoir gâché la découverte la plus importante de sa carrière. Renaud trouva finalement le courage de croasser une protestation. Skye avait épuisé son répertoire et vidé ses poumons, et elle le coupa en lui lançant un regard noir et un qualificatif bien senti.

— Imbécile !

Renaud essaya de jouer sur la corde sensible.

— Vous ne voyez pas que je suis blessé ? fît-il en exhibant sa main meurtrie et lacérée.

— C’est votre faute, lâcha-t-elle froidement. Mais comment avez-vous pu être assez bête pour autoriser un homme armé à pénétrer ici ?

— Je croyais qu’il était journaliste.

— Vous avez autant de cervelle qu’une amibe. Les amibes ne pensent pas : elles végètent.

— Allons Skye, lui enjoignit Leblanc. Nous n’avons que de maigres réserves d’air. Économisez votre souffle.

— L’économiser pour quoi ? Cela vous a peut-être échappé, mais nous sommes pris au piège sous un énorme glacier.

Leblanc mit un doigt sur ses lèvres.

Skye regarda autour d’elle les visages figés et effrayés, et constata que sa propre inquiétude les gagnait. En effet, sa peur et sa frustration élimaient sa patience et se retournaient contre Renaud. Elle s’excusa auprès de Leblanc et serra fermement les lèvres, mais avant cela, elle ne put s’empêcher de marmonner.

— Je n’y peux rien si c’est un imbécile.

Puis elle s’approcha de Rawlins, assis contre une paroi. Il avait plié une bâche et s’en servait pour protéger son postérieur de l’humidité du sol. Elle se nicha contre lui pour se réchauffer.

— Pardonnez-moi, mais je suis gelée.

Rawlins cilla, surpris, puis il entoura galamment d’un bras les épaules de la jeune femme.

— Vous aviez plutôt l’air échauffée il y a deux minutes.

— Désolée d’avoir perdu mon sang-froid devant tout le monde, murmura-t-elle.

— Je ne vous blâme pas, mais essayez de voir le bon côté des choses ; au moins nous avons de la lumière.

L’inondation avait dû épargner les câbles qui parcouraient le plafond du tunnel jusqu’à la centrale. Bien que les lumières aient clignoté une ou deux fois, il y avait toujours de l’électricité.

Les survivants, trempés et fatigués, étaient recroquevillés dans une portion de tunnel entre la grotte de glace et l’escalier. En dépit de sa remarque optimiste, Rawlins savait que le temps leur était compté. Comme les autres, il avait de plus en plus de mal à respirer. Il décida de se changer les idées.

— De quelle découverte scientifique parliez-vous ? demanda-t-il à Skye.

Elle prit un air rêveur avant de répondre.

— J’ai découvert un tombeau datant de l’Antiquité sous les eaux du lac. Il peut y avoir un rapport entre cette découverte et la route du commerce de l’ambre, ce qui signifierait que les échanges entre l’Europe et les pays de la Méditerranée remontent à plus loin qu’on ne le croyait. Peut-être à l’époque minœnne ou mycénienne.

Rawlins émit un grognement.

— Vous vous sentez bien ? demanda Skye.

— Oui, je vais bien. En fait non, pas du tout. J’étais seulement venu rédiger un article sur l’observatoire subglaciaire, ensuite ils ont découvert le corps dans la glace, ce qui aurait fait un formidable scoop, puis un faux journaliste frappe votre ami Renaud et inonde le tunnel. Waou ! Il y a là matière à intéresser le monde entier, j’aurais pu être le nouveau Jon Krakauer, les rédacteurs en chef auraient fait le pied de grue devant chez moi pour me proposer des contrats... Et voilà que maintenant, vous me parlez d’un tombeau minœn.

— Je ne suis pas certaine de l’époque, dit Skye pour l’apaiser. Je peux me tromper.

Rawlins secoua tristement la tête.

Un journaliste télé qui avait écouté la conversation intervint.

— Je comprends vos regrets, mais mettez-vous à ma place : j’ai une vidéo du corps dans la glace et du professeur qui se fait frapper avec une arme à feu.

Un autre journaliste tapota son magnéto.

— Oui, et moi j’ai tout enregistré.

Rawlins regarda le tuyau qui serpentait près de leurs pieds.

— Je me demande si nous pourrions utiliser un jet d’eau pour creuser un tunnel et sortir du glacier.

Thurston, assis à côté de Rawlins, émit un petit rire.

— Je viens de faire quelques calculs. Cela nous prendrait environ trois mois de travail acharné.

— En comptant le samedi et le dimanche ? demanda Rawlins.

Tout le monde rit, à l’exception de Renaud.

L’humour noir de Rawlins rappela Austin à Skye. Depuis combien de temps avait-elle quitté le bateau ? Elle regarda sa montre et constata qu’il ne s’était écoulé que quelques heures. Dire qu’elle avait attendu leur dîner avec impatience ! Skye était tombée sous le charme de son profil brut, mais bien dessiné, de ses cheveux pâles, presque blancs, pourtant son intérêt allait au-delà de l’attirance physique. Austin était intéressant, tout en contrastes : il avait un sens de l’humour très aiguisé, se montrait chaleureux et gentil, et elle aimait cette dureté de diamant perceptible dans le pétillement de ses yeux bleus. Sans parler de sa superbe carrure. Elle n’aurait pas été surprise qu’il soit capable de marcher au fond de la mer.

Son regard se porta sur Renaud, qui se trouvait à l’autre extrémité sur l’échelle de la beauté. Il était adossé contre la paroi opposée du tunnel et touchait sa main enflée. Elle fronça les sourcils en songeant que le pire de toute cette affaire était d’être emmurée vivante avec un tel cafard. Cette pensée la consterna tant qu’elle préféra se lever pour s’approcher de l’escalier qui menait au tunnel principal. L’eau noire le recouvrait totalement. Aucune chance de s’échapper. Elle en fut encore plus abattue. Cherchant à se changer les idées, elle pataugea dans les flaques et monta à l’échelle jusqu’à la grotte de glace.

Le glacier avançait dangereusement, reprenant ses droits. De la glace s’était à nouveau formée en stalactites là où il n’y en avait pas auparavant. Quant au corps, il n’était plus visible, la prison de glace s’épaississant. Le casque en revanche était toujours dans le bac en plastique. Elle le ramassa et le mit sous la lumière pour en étudier les gravures. Elles étaient complexes et exécutées avec soin. Une œuvre de maître. Le motif lui semblait aller au-delà d’une simple décoration. Elle y sentait un rythme, comme s’il racontait une histoire. Le métal semblait animé d’une vie propre. Elle chassa ses pensées délirantes. Le manque d’air lui faisait imaginer des choses. Si seulement elle avait eu plus de temps, elle aurait pu résoudre l’énigme. Satané Renaud !

Elle rapporta le casque dans le tunnel. La marche dans l’atmosphère confinée l’avait épuisée. Elle prit une place contre le mur, posa le casque près d’elle en s’asseyant par terre. Les autres avaient arrêté de parler. Elle voyait leur poitrine se soulever pour avaler quelques gorgées de l’air raréfié. Elle se rendit compte qu’elle aussi ouvrait la bouche comme un poisson hors de l’eau, sans réussir à remplir ses poumons. Son menton s’affaissa et elle s’endormit.

Lorsqu’elle se réveilla, les lumières s’étaient éteintes. Bon, se dit-elle, finalement nous allons mourir dans l’obscurité. Elle voulut appeler les autres, leur dire adieu, mais elle n’en avait pas la force. Elle s’endormit de nouveau.

9

Austin sangla le dernier sac étanche sur le pont arrière du Seamobile, derrière la bulle du cockpit, et recula pour inspecter son œuvre. Le véhicule ressemblait plus à une mule mécanique qu’à un submersible high-tech, mais il faudrait faire avec cet arrangement de fortune. Ignorant combien de personnes au juste étaient prisonnières sous la glace, il avait rassemblé tous les kits de plongée et l’équipement qu’il pouvait trouver, espérant que tout se passe au mieux.

Austin fit signe à François qu’il était prêt. L’observateur se trouvait non loin de lui, muni d’une radio, chargé d’assurer la liaison et la traduction entre le bateau et l’hélicoptère. François lui rendit son geste et parla dans sa radio portable. Le pilote de l’hélicoptère français attendait son appel.

En quelques instants, l’hélicoptère décolla, vola vers le bateau de la NUMA, au-dessus duquel il resta en suspension le temps de jeter un câble sur le pont. Austin baissa la tête pour résister au courant d’air des pales qui tournaient, attrapa le crochet au bout du câble et l’attacha à un harnais à quatre points. Avec l’aide de l’équipage, il avait déjà attaché le submersible et la remorque au harnais pour que la charge puisse être soulevée en une seule fois.

Il fit signe au pilote d’y aller. Le câble se tendit et l’hélicoptère se souleva légèrement, ses pales battant frénétiquement l’air. Malgré un vacarme à crever les tympans, la charge ne fut soulevée que de quelques centimètres. Le poids combiné du sous-marin, de la remorque et de l’équipement était trop important pour l’hélicoptère. Austin fit signe au pilote d’abandonner. Le câble se détendit et le chargement retomba sur le pont avec un bruit mat.

Austin tendit la main vers l’appareil et cria à l’oreille de François.

— Dites-leur de rester là en attendant que je trouve le moyen d’arranger ça.

Tandis que François traduisait sa requête, Austin prit sa propre radio et appela Zavala qui décrivait des cercles au-dessus du bateau.

— Nous avons un problème, dit Austin.

— J’ai vu ça. Dommage que cet hélico ne soit pas une grue volante, déclara Zavala, faisant allusion aux énormes hélicoptères industriels conçus pour soulever de très lourdes charges.

— Peut-être que nous n’en aurons pas besoin, répliqua Austin avant de lui expliquer ce qu’il avait en tête.

Zavala se mit à rire.

— Ma vie était bien terne avant que je fasse ta connaissance !

— Alors ?

— Pas évident, déclara Zavala. Extrêmement dangereux. Audacieux. Mais possible.

Austin ne doutait jamais des talents de pilote de son collègue. Zavala avait volé des milliers d’heures sur hélicoptères, petits avions privés et turbopropulseurs. Ce qui l’inquiétait, c’était les impondérables tels qu’un changement de direction du vent, une faute d’inattention ou un défaut d’équipement, qui pouvaient transformer un risque calculé en véritable désastre. Dans le cas présent, une simple erreur de traduction pouvait faire échouer la mission. Il devait s’assurer que le message serait clair.

Il prit François à part pour lui expliquer ce qu’il voulait demander au pilote français. Puis il lui fit répéter les instructions. François hocha la tête. Lorsqu’il eut délivré son message dans sa radio, l’hélicoptère français se déplaça sur le côté, de sorte que le câble se trouve de biais.

L’hélicoptère de Zavala arriva et lâcha un second câble, qu’Austin accrocha vivement au harnais. Il vérifia que l’écart entre les deux appareils était suffisant. Ils risquaient d’être rapprochés par le poids qu’ils allaient soulever et il ne fallait pas qu’ils enchevêtrent leurs pales.

Une nouvelle fois, Austin fit signe aux hélicoptères de soulever la charge. Les pales fouettaient l’air en un concert assourdissant, mais le submersible et la remorque semblèrent bondir vers le ciel. Cinquante centimètres. Un mètre. Deux mètres. Les pilotes étaient conscients du fait que les deux hélicoptères n’avaient ni la même taille ni la même puissance, et ils s’adaptaient à ce déséquilibre avec un incroyable talent.

Ils montèrent lentement, leur étrange chargement se balançant entre les deux appareils, jusqu’à une cinquantaine de mètres au-dessus de la surface, puis s’envolèrent vers la rive avant qu’Austin ne les perde de vue sur le fond noir des montagnes. Zavala donnait régulièrement sa position par radio. Il dut interrompre la communication à deux reprises le temps de corriger sa position.

Austin retint son souffle jusqu’à ce qu’il entende l’annonce laconique de Zavala : « Les aigles ont atterri. »

Austin et plusieurs hommes d’équipage se tassèrent dans une petite annexe avant de gagner la rive où ils devaient attendre que les hélicoptères reviennent les chercher. Austin monta avec Zavala, et l’hélicoptère français prit à son bord l’équipage du Mummichug.

Quelques instants plus tard, ils atterrissaient près du Seamobile jaune vif, qui se trouvait sur sa remorque devant l’entrée du tunnel. Austin supervisa la mise en place du chargement sur le sous-marin. Puis on fit entrer en marche arrière la remorque dans le tunnel jusqu’à ce que les roues soient au bord de l’eau. On y glissa des cales tandis qu’Austin ressortait du tunnel pour s’entretenir avec Lessard. À la demande d’Austin, le Français lui avait déniché un autre plan ; il l’étala sur un rocher plat.

— Voici les colonnes de soutien en aluminium dont je vous ai parlé. Une fois dans le tunnel, il vous faudra compter une centaine de mètres avant de tomber dessus. Il y en a douze jeux, espacés d’une dizaine de mètres.

— Le submersible faisant moins de deux mètres quarante-cinq de large, je n’aurai qu’une colonne à couper à chaque fois pour pouvoir passer, fit remarquer Austin.

— Je vous suggère de décaler vos coupes. En d’autres termes, ne coupez pas la colonne toujours du même côté. Comme vous le voyez sur ce schéma, le plafond à cet endroit est particulièrement mince. Vous avez des centaines de tonnes de glace et de rocher qui appuient sur la voûte.

— J’ai pris cela en compte.

Lessard planta son regard dans celui d’Austin.

— Après avoir entendu votre plan, j’ai appelé Paris et parlé à un ami au siège. Il m’a dit que cette partie du tunnel avait été construite pour y faire passer les mobile homes des chercheurs. On a cessé peu à peu de l’utiliser comme accès principal parce que la voûte commençait à présenter des risques d’affaissement. Les colonnes de soutien ont été installées de manière à conserver le tunnel ouvert comme conduit d’aération. Voici ce qui m’inquiète, poursuivit-il en faisant courir son doigt sur le haut du tunnel dessiné sur le plan : il y a une large nappe d’eau instable à cet endroit. Comme la saison est avancée, elle est même encore plus grosse que d’habitude. S’il y a une faille dans le système de soutien, toute la voûte risque de s’effondrer.

— Le risque en vaut la peine, déclara Austin.

— Vous êtes conscient que vous risquez peut-être votre vie en vain, enfin, si les gens à l’intérieur sont déjà morts...

Austin lui répondit par un sourire déterminé.

— Ça, on ne le saura pas avant d’avoir jeté un coup d’œil, pas vrai ?

Lessard le considéra avec admiration. Cet Américain, avec ses cheveux clairs et ses yeux bleu vif, était soit complètement cinglé, soit incroyablement confiant dans ses propres capacités.

— Vous devez beaucoup aimer cette femme.

— J’ai fait sa connaissance il y a seulement quelques jours, mais nous avons prévu un dîner ensemble à Paris et je n’ai pas l’intention de manquer ça.

Lessard répliqua par un haussement d’épaules. En bon Français, il appréciait la galanterie.

— Les premières semaines sont le moment où l’attraction entre un homme et une femme est la plus forte... Eh bien, bonne chance, mon ami. Je vois que votre collègue vous réclame.

Austin remercia Lessard pour ses conseils et rejoignit Zavala près de l’entrée du tunnel.

— Je viens de regarder les commandes du sous-marin. C’est assez simple.

— Je savais que ça ne te poserait pas de problème, dit Austin avant de jeter un dernier regard autour de lui. Vamos, amigo, c’est l’heure.

Zavala le foudroya du regard.

— Toi, tu as regardé trop de rediffusions de Cisco Kid.

Austin revêtit une combinaison étanche isolante qui le faisait ressembler à une grande frite fluorescente. Il entra le premier dans le tunnel et passa un casque muni d’un transmetteur acoustique capable d’émettre sous l’eau. Zavala l’aida à s’équiper de sa réserve à oxygène et de sa ceinture de plomb, puis lui prêta main-forte pour grimper à l’arrière du submersible. Il s’assit derrière la bulle du cockpit, sur les sacs étanches, et enfila ses palmes. Un marin lui tendit un chalumeau sous-marin qu’Austin attacha au pont avec des tendeurs. Zavala rentra dans la cabine et fit signe à Austin qu’il était en place.

— Prêt à partir ? demanda Austin pour tester son micro.

— Oui, mais je me sens dans la peau de Bubble Boy.

— On échange nos places quand tu veux, Bubble Boy.

Zavala se mit à rire.

— Merci, mais je ne profiterai pas de cette offre généreuse. Tu es parfait en conducteur de diligence.

Austin tapota sur la bulle. Il était prêt.

Les matelots soulevèrent le crochet d’attelage et laissèrent lentement glisser la remorque dans l’eau, contrôlant sa vitesse grâce à deux amarres, jusqu’à ce que les roues soient immergées. Dès que le véhicule se mit à flotter, les matelots tirèrent d’un coup sec sur les amarres tout en poussant le Seamobile. Celui-ci fut libéré de sa remorque, ses moteurs vrombirent.

Zavala utilisa les propulseurs latéraux de l’arrière du Seamobile pour lui faire effectuer un virage à cent quatre-vingts degrés de manière à pénétrer en marche avant dans le tunnel. Il fit avancer le véhicule jusqu’à ce que l’eau soit assez profonde pour plonger. Avec une légère pression sur le propulseur vertical, il fit s’enfoncer le sous-marin jusqu’à ce que la coque soit sous l’eau. Les propulseurs arrière ronronnèrent de nouveau, le submersible s’enfonça sous l’eau qui recouvrit Austin et la bulle.

Les quatre phares halogènes à l’avant du véhicule jouaient sur les murs et le plafond orange, et la lumière, ainsi réfléchie, donnait à l’eau une teinte brune.

La voix de Zavala parvint aux oreilles d’Austin avec un son métallique.

— C’est comme plonger dans de la sauce mole au chocolat.

— Je m’en souviendrai la prochaine fois que je dînerai dans un restaurant mexicain. Je pensais à quelque chose de plus poétique, Dante peut-être, et la descente dans l’Hadès.

— Au moins dans l’Hadès, on est au chaud et au sec. À quelle distance se trouvent les premières colonnes de soutien ?

Austin écarquilla les yeux dans l’obscurité pour voir au-delà du faisceau lumineux et crut discerner un éclat métallique. Il se leva et s’appuya contre la bulle en se tenant aux barres en forme de D qui protégeaient la cabine.

— Je crois qu’on y arrive.

Zavala fit ralentir l’embarcation et l’arrêta à quelques mètres des premières colonnes en aluminium, d’une quinzaine de centimètres de diamètre, qui barraient le chemin. Muni de son chalumeau et de sa bouteille d’oxygène, Austin nagea jusqu’à la base de la colonne du milieu. Il alluma le chalumeau et la flamme bleue découpa rapidement le métal au niveau du sol. Il fit une autre coupe en haut de la colonne, puis il cria : « Timber ! », et poussa la section médiane. Il fit signe à Zavala de le suivre et l’aida à manœuvrer par des gestes, comme un agent de piste guidant un avion vers le bon terminal. Puis il se dirigea vers la colonne suivante.

Tout en nageant, il jeta un regard anxieux vers le haut en s’efforçant de ne pas penser aux milliers de mètres cubes d’eau et aux tonnes de glace qui appuyaient sur la mince voûte du tunnel. Suivant les conseils de Lessard, il découpa la colonne de droite sur le jeu suivant. Zavala le suivit. Austin coupa les colonnes du milieu, puis une à gauche et recommença l’opération.

Ce travail se déroula sans encombre. En peu de temps, les douze colonnes gisaient sur le sol du tunnel. Austin reprit sa place à l’arrière du submersible et demanda à Zavala de naviguer à deux nœuds et demi, la puissance maximum du véhicule. Bien que cette allure soit celle d’une marche rapide, l’obscurité et la proximité des murs donnaient à Austin l’impression qu’ils descendaient vers les abysses sur le char de Neptune.

N’ayant rien à quoi se raccrocher, il se concentra sur la tâche difficile qui l’attendait. Les paroles de Lessard résonnaient dans sa tête : l’analyse du Français concernant l’attraction d’un début de relation était très juste. Il avait peut-être également raison quant à l’éventualité de ne retrouver que des morts dans le tunnel.

L’optimisme était plus facile à conserver à la lueur du jour ; mais tandis qu’ils plongeaient dans le noir du Styx, il prit conscience que sa tentative de sauvetage pourrait se révéler vaine. Il devait bien admettre qu’il y avait peu de chances de survivre longtemps dans des conditions si extrêmes. À contrecœur, il se résigna à se blinder en vue du pire.

10

Skye rêvait qu’elle dînait avec Austin dans un bistrot proche de la tour Eiffel et qu’il lui disait : « Réveille-toi ! » ; elle répondait, non sans irritation : « Je ne dors pas. »

Réveille-toi, Skye.

Encore Austin. Quel homme agaçant.

Puis Austin tendait la main au-dessus de la table, entre le vin et la terrine, pour lui donner une petite gifle. Elle en était outrée. Elle essayait d’ouvrir la bouche. « Arrête ! »

— Je préfère ça, déclara Austin.

Ses paupières s’entrouvrirent lentement, comme des volets roulants défectueux, et elle détourna les yeux de la lumière aveuglante. Lorsque le faisceau lumineux se déplaça, elle aperçut le visage d’Austin, l’air inquiet. Il lui appuya doucement sur les joues jusqu’à ce qu’elle ouvre la bouche, et elle sentit l’embout en plastique d’un régulateur de plongée entre ses dents.

L’air s’engouffra dans ses poumons, lui redonnant vie, et elle découvrit Austin agenouillé à côté d’elle. Il portait une combinaison orange et un étrange matériel sur la tête. Il lui prit la main et lui enveloppa doucement les doigts autour de la petite bouteille d’oxygène qui était attachée au régulateur.

— Tu peux rester éveillée une minute ? lui demanda-t-il.

Elle hocha la tête.

— Ne bouge pas, je reviens tout de suite.

Puis il se leva et se dirigea vers l’escalier. Un bref instant, avant qu’il ne redescende dans l’eau avec sa torche électrique, elle vit ses compagnons d’infortune qui avaient tous l’air de poivrots endormis par terre dans une ruelle, cuvant leur mauvais vin.

Quelques instants plus tard, l’eau qui recouvrait l’escalier se mit à briller d’une lueur inquiétante et Austin réapparut, portant un filin sur son épaule. Il ancra ses pieds dans le sol et tira sur le câble comme un batelier de la Volga. Le sol était glissant et il tomba à genoux, mais il se releva immédiatement. Un sac en plastique attaché par un câble émergea de l’eau et glissa sur le sol comme un gros poisson. D’autres sacs suivirent.

Austin les ouvrit vivement et distribua les bouteilles d’oxygène qu’ils contenaient. Il dut secouer les hommes pour leur faire reprendre conscience, le temps d’inspirer une bouffée d’air qui les revigora rapidement. Tandis qu’ils aspiraient avidement l’oxygène salvateur, le bruit métallique des valves de régulateur se répercutait en écho dans l’espace confiné.

— Mais que faites-vous ici ? demanda-t-elle comme une rombière s’adressant à un intrus dans une soirée.

Austin la remit doucement sur pied et lui déposa un baiser sur le front.

— Il ne sera pas dit que Kurt Austin aura laissé une petite inondation empêcher notre dîner.

— Dîner ? Mais...

Austin remit le régulateur entre les dents de Skye.

— Pas le temps de parler, dit-il.

Puis il ouvrit les autres sacs pour en sortir des combinaisons étanches. Rawlins et Thurston étant tous deux des plongeurs expérimentés, ils purent aider les autres à enfiler leur combinaison et leur équipement. Les rescapés furent bientôt tous habillés. Ce n’était pas franchement une unité de Seals, songea Austin, mais avec beaucoup de chance, ils pourraient s’en sortir.

— Prêts à rentrer ? demanda-t-il.

Le grondement approbateur qui résonna sur les parois de la grotte était enthousiaste.

— Très bien, dit-il. Voici ce que j’ai prévu.

Quelques instants plus tard, Austin guidait les infortunés résidents de la grotte et les aidait à descendre l’escalier pour atteindre le tunnel inondé. Ils froncèrent tous les sourcils à la vue de Zavala qui leur faisait signe depuis sa bulle lumineuse.

Les passagers devaient s’accrocher à quelque chose pendant la remontée, et pour cela Austin, avant d’entasser les équipements de plongée sur le submersible, et aidé des matelots du Mummichug, avait fixé un filet de pêche sur le pont du Seamobile. Avec force gesticulations, Austin installa les rescapés sur le ventre, par rangées de trois, comme des sardines en boîte.

Renaud, avec sa main blessée, fut placé dans la première rangée, juste derrière la bulle, entre les deux journalistes. Skye se trouvait dans la rangée du milieu entre Thurston et Rawlins, les plus expérimentés dans l’eau. Quant à lui, il se mettrait derrière elle, entre Leblanc, qui semblait fort comme un taureau, et Rossi, le jeune thésard.

Pour plus de sûreté, Austin fit passer des câbles sur le dos de ses passagers, comme pour arrimer une cargaison. Sous les corps entassés, le sous-marin était pratiquement invisible, mais il ne pouvait pas mieux faire. Austin nagea vers l’arrière, et s’installa derrière Skye. Comme il lui faudrait sortir de son perchoir avant la fin, il ne s’attacha pas.

— Tous nos canards sont alignés, dit-il dans son micro. On est un peu à l’étroit, donc je déconseille de prendre des auto-stoppeurs.

Dans un ronronnement électrique, le Seamobile se mit à avancer d’abord lentement, puis au rythme de la marche. Austin savait que les rescapés devaient être à bout de forces. Bien qu’il leur ait conseillé d’être patients, la lenteur du véhicule était exaspérante et il avait du mal à rester serein.

Lui au moins pouvait parler à Zavala, mais les autres, eux, étaient seuls avec leurs pensées. Le sous-marin progressait dans le tunnel aussi doucement que s’il était tiré par un attelage de tortues. Par moments, on aurait dit qu’il restait immobile, pourtant, les murs du tunnel défilaient sur les côtés. On n’entendait que le ronronnement monotone du moteur et le gargouillis des bulles d’air qui s’échappaient des bouteilles. Il faillit hurler de joie lorsque Zavala lui annonça :

— Kurt, je vois les colonnes, droit devant.

Austin releva la tête.

— Arrête-toi juste avant. Je vais te guider pour le slalom.

Le Seamobile s’arrêta. Austin se détacha du pont et se mit debout contre la bulle. Le premier trio de colonnes étincelait à seulement une dizaine de mètres. En s’aidant du rythme de ses palmes, Austin nagea vers les colonnes et passa à travers le passage qu’il avait pratiqué à l’aller. Puis il pivota et fit signe à Zavala de passer, l’aiguillant tantôt vers la gauche, tantôt vers la droite, comme un agent de la circulation.

Le submersible passa délicatement l’ouverture. Zavala dévia de la ligne droite pour se diriger vers la suivante et c’est là qu’ils rencontrèrent des difficultés.

L’embarcation surchargée réagissait mollement et patinait. D’une main de fer, agrippé aux commandes, il arrêta le dérapage pour reprendre la bonne direction. Mais tandis que le sous-marin passait à travers la brèche et qu’il essayait de compenser, il percuta une colonne et fit un tête-à-queue.

Austin nagea vers le côté et se plaqua contre un mur du tunnel tandis que Zavala arrêtait prudemment le Seamobile. Puis il revint vers la cabine.

— Il faudrait réviser un peu ta manière de conduire, cher ami.

— Désolé, répliqua Zavala. Mais avec tout ce poids à l’arrière, ce truc est aussi facile à manœuvrer qu’un bateau tamponneur.

— Essaie de te souvenir que tu n’es pas au volant de ta Corvette.

Zavala sourit.

— Dis-toi bien que je préférerais.

Austin s’assura que les passagers tenaient le coup avant de s’avancer vers le passage suivant. Il retint son souffle tandis que le véhicule se faufilait à travers la brèche. Zavala commençait à trouver la technique pour contrôler le sous-marin et ils passèrent sans encombre plusieurs obstacles ; Austin calcula qu’il n’en restait plus que trois.

Tandis qu’il s’approchait du suivant, il remarqua quelque chose d’anormal. Il plissa les yeux derrière son masque et ce qu’il vit ne le rassura guère. Là où il avait découpé la colonne du milieu, les supports, de chaque côté, s’étaient arqués et semblaient sur le point de s’affaisser. Quelque chose attira son regard et il leva les yeux : des bulles s’échappaient d’une mince fissure au plafond.

Nul besoin d’être spécialiste en structure des matériaux pour se rendre compte de ce qui se passait. Le poids était trop important pour les deux colonnes restantes, qui pouvaient s’effondrer d’une seconde à l’autre, emmurant le sous-marin et ses passagers dans le tunnel.

— Joe, nous avons un problème droit devant, annonça Austin en essayant de garder son calme.

— Je vois ce que tu veux dire, répondit Joe en se penchant en avant pour regarder à travers sa verrière. Ces colonnes ressemblent à des jambes de cow-boy. Tu as des conseils à me donner pour naviguer dans ce piège à rats ?

— De la même manière que les porcs-épics s’accouplent. Avec moult précautions. Suis-moi bien.

Austin nagea vers les colonnes affaissées et les dépassa avant de se retourner pour guider Zavala, tout en protégeant ses yeux des puissants phares du sous-marin. Joe réussit la manœuvre sans heurter les colonnes, quand un nouveau problème surgit. L’extrémité du filet qui traînait derrière l’embarcation s’était accrochée à la souche de la colonne qu’Austin avait coupée. Zavala sentit qu’il patinait et, instinctivement, il augmenta la puissance. Il n’aurait pu prendre plus mauvaise décision.

Le véhicule hésita tandis que les propulseurs s’enfonçaient, puis le filet se déchira et le sous-marin bondit vers l’avant, incontrôlable, percutant de tout son poids la colonne droite du jeu suivant. Zavala compensa vivement le balancement. Trop tard. La colonne endommagée s’écroula.

Austin regarda le désastre se dérouler au ralenti. Il leva les yeux vers le plafond, soudain obscurci par un nuage de bulles.

— Dégage ! cria-t-il. La voûte s’effondre !

Des jurons en espagnol résonnèrent dans les écouteurs d’Austin.

Zavala accéléra au maximum et visa l’ouverture. Le submersible passa à un cheveu d’Austin. Avec une rapidité surprenante, il tendit le bras et attrapa le filet, se balançant comme un cascadeur de western accroché à une diligence sans conducteur.

Zavala, concentré sur l’urgence, ne se donna pas la peine de peaufiner sa direction. Le sous-marin frôla une colonne qui, malgré la faible intensité du choc, se déforma et céda. Austin, qui avait réussi à se hisser sur le pont, se cramponna tandis que le sous-marin pivotait complètement avant de reprendre la bonne direction.

Il restait un passage à franchir, que le sous-marin franchit proprement sans rien toucher. Mais les dégâts étaient déjà faits.

Le plafond s’effondra dans une avalanche de rochers, libérant toute l’eau de la nappe glaciaire. Des milliers de mètres cubes d’eau s’engouffrèrent dans l’espace confiné du tunnel. Une onde de choc puissante heurta le Seamobile et l’emporta dans le tunnel comme une feuille aspirée par une turbine.

La vague déferla vers l’entrée, portant le véhicule sur sa crête.

Ignorants du drame qui se jouait dans les profondeurs du glacier, l’équipe demeurée au sol s’était repliée près des hélicoptères. L’unique matelot resté pour guetter le sous-marin venait de sortir du tunnel pour reprendre un peu d’air lorsqu’il entendit le rugissement monter des entrailles de la terre. Par réflexe, ses jambes réagirent avant son cerveau et le portèrent loin de l’entrée du tunnel. Sur le côté, caché derrière un rocher, il vit surgir le sous-marin à toute vitesse dans les airs.

La vague se répandit à l’extérieur, laissant le véhicule à sec. Les passagers, hallucinés et malmenés, décrochèrent les câbles qui les attachaient et se laissèrent choir du pont. Ils crachèrent les embouts des bouteilles d’oxygène et aspirèrent goulûment l’air frais avec force quintes de toux.

Zavala sortit en trombe de sa cabine et se précipita vers la bouche du tunnel. Il se poussa sur le côté lorsqu’une seconde vague, moins puissante, en sortit, avant de se briser sur le véhicule en propulsant une silhouette qui se débattait dans une combinaison orange. Le masque d’Austin était de travers, le casque de communication avait été arraché et la puissance de la vague le ballottait comme un bout de bois dans le ressac.

Zavala tendit la main, attrapa Austin et l’aida à se remettre debout.

Il titubait comme un ivrogne et avait les yeux vitreux. Il cracha une gorgée d’eau sale et aboya comme un chien mouillé.

— Qu’est-ce que je disais, Joe ? Il faut vraiment que tu revoies ta manière de conduire.

 

L’équipe de sauveteurs français arriva une heure plus tard. L’hélicoptère se posa devant la centrale comme un balbuzard sur un poisson. Avant même que les lames des patins aient touché le sol, six alpinistes fringants et costauds sortirent un par un, traînant des mousquetons et des cordes enroulées. Leur chef expliqua qu’ils avaient apporté un équipement d’alpinisme parce qu’ils avaient compris que les gens étaient coincés sur le glacier et non pas en dessous.

Lorsqu’il constata que les services de son équipe n’étaient plus utiles, il haussa les épaules et convint avec philosophie que même des alpinistes confirmés auraient été de peu de secours pour un sauvetage en milieu aquatique. Puis il sabra deux bouteilles de champagne qu’il avait apportées. Levant son verre, il déclara qu’il y aurait d’autres occasions ; en montagne, les gens à sauver, ça ne manquait pas.

Après cette célébration impromptue, Austin supervisa le retour du sous-marin sur le Mummichug et revint avec Zavala à la centrale. Les rescapés y avaient également été ramenés pour y prendre une douche et un repas chaud. Vêtus de vêtements d’emprunt, ou trop petits, ou trop grands, ils s’étaient réunis dans la salle commune pour raconter leur histoire.

Les journalistes passèrent les cassettes de l’attaque de Renaud, mais elles se révélèrent de piètre qualité et on ne fit qu’apercevoir le visage flou du faux journaliste. L’enregistrement ne révéla pas grand-chose non plus.

Austin soignait ses plaies et ses bosses à l’aide d’une bière belge trouvée dans le garde-manger de la centrale. Assis le menton sur la main, il sentait sa colère grandir à mesure que Skye et les autres décrivaient avec force détails l’épisode qui avait failli condamner plusieurs personnes innocentes à une mort horrible sous la glace.

— C’est du ressort de la police, déclara Drouet après avoir entendu toute l’histoire. Prévenons immédiatement les autorités.

Austin se mordit la langue pour ne rien dire. Le temps que les gendarmes arrivent, la piste serait plus froide que sa bière.

Renaud avait hâte de partir. Brandissant sa main comme s’il s’agissait d’une blessure mortelle, il força le passage pour obtenir un siège dans l’hélicoptère de la centrale. Rawlins et les journalistes étaient impatients d’envoyer leurs articles, qui contenaient bien plus que la découverte du cadavre gelé. Ils appelèrent l’hydravion loué qui les avait conduits au glacier.

Le pilote de l’appareil put éclaircir un point : il attendait sur le lac que les journalistes ressortent lorsqu’un grand type, un de ceux qu’il avait amenés, était arrivé sur la plage au volant de la 2 CV de Leblanc. Il avait prétendu que les autres journalistes passeraient la nuit sur les lieux et qu’il lui fallait partir immédiatement.

Skye regarda l’hydravion s’élancer sur le lac et décoller, puis elle éclata de rire.

— Vous avez vu Renaud ? Il se servait de sa main blessée pour pousser les autres afin de monter à bord de l’hélicoptère !

— On dirait que vous ne regrettez guère de le voir partir, suggéra Austin.

Elle feignit de se laver les mains.

— Bon vent et bon débarras, comme disait mon père.

Lessard, debout à côté de Skye, avait un regard triste tandis qu’il observait l’hydravion se diriger vers une vallée entre deux sommets.

— Eh bien, monsieur Austin, il faut que je me remette au travail, dit-il d’une voix morne. Je vous remercie pour l’animation que vous et vos amis avez apportée dans cet endroit solitaire.

Austin lui serra énergiquement la main.

— Le sauvetage aurait été impossible sans votre aide, lui assura-t-il. Je ne crois pas que vous resterez seul bien longtemps. Dès que les articles paraîtront, vous serez inondé de journalistes. La police va venir y mettre son nez également.

Lessard eut l’air plus ravi que contrarié.

— Vous croyez ? demanda-t-il, rayonnant. Excusez-moi, il faut que je retourne à mon bureau pour me préparer à accueillir des visiteurs. Voulez-vous qu’une camionnette vous raccompagne jusqu’au lac ?

— Je vais y aller à pied avec vous, déclara Skye.

Je dois récupérer quelque chose que j’ai laissé à la centrale.

Zavala regarda Lessard qui s’éloignait.

— Apparemment, le quart d’heure de gloire de ce monsieur ne lui a pas suffi. Maintenant, si tu n’as plus besoin de mes services...

Austin lui mit la main sur l’épaule.

— Ne me dis pas que tu veux quitter cet endroit idyllique pour rentrer à Chamonix goûter à la pâtisserie française ?

Zavala désigna Skye.

— On dirait que je ne suis pas le seul à apprécier les spécialités locales...

— Tu as de l’avance sur moi, Joe. Cette jeune femme et moi n’avons pas encore dîné ensemble.

— Eh bien, tu sais que je ne suis pas du genre à faire obstacle aux histoires d’amour.

— Moi non plus, dit Austin en raccompagnant Zavala à son hélicoptère. On se voit à Paris.

11

L’embouteillage était épouvantable, même pour des habitués de la circulation à Washington. Paul Trout, au volant de son Humvee, regardait avec des yeux vitreux le long ruban ininterrompu de voitures qui bloquait Pennsylvania Avenue, lorsqu’il se retourna vers Gamay pour lui dire :

— Mes ouïes commencent à se refermer. Gamay leva les yeux au ciel, habituée depuis longtemps aux excentricités de son mari. Elle savait ce qui allait suivre. Dans la famille de Paul, on ne plaisantait qu’à moitié en disant que si un Trout, ce qui signifie une truite, restait trop longtemps loin de sa demeure ancestrale, il commençait à étouffer comme un poisson hors de l’eau. Aussi ne fut-elle pas surprise lorsqu’il fit brusquement demi-tour, affichant ce mépris du code de la route qui semblait être l’apanage des conducteurs du Massachusetts.

Tandis que Paul conduisait comme s’ils étaient en pleine opération Tempête du désert, elle prit son portable pour réserver des billets d’avion et prévenir le bureau de la NUMA qu’ils seraient absents quelques jours. Ils entrèrent comme deux tornades jumelles dans leur maison de Georgetown, firent leurs bagages en un clin d’œil et se ruèrent vers l’aéroport.

Moins de deux heures après que leur vol eut atterri à Boston, ils étaient à Cape Cod et flânaient sur Water Street, dans le village de Woods Hole où Paul avait passé son enfance. L’artère principale de Woods Hole, longue de quatre cents mètres, coincée entre un marais salant et le port, est flanquée des deux côtés de bâtiments réservés aux sciences marines et environnementales.

Le plus visible de tous est celui, connu à travers le monde entier, de l’Institut océanographique de Woods Hole. Non loin de là, dans un ancien édifice en brique et granit, se trouve le MBL, le laboratoire de biologie marine, dont les programmes de recherche et le fonds bibliographique de près de deux cent mille ouvrages attirent les chercheurs des quatre coins du globe. Un peu plus loin s’élève l’aquarium des pêcheries nationales. Enfin, dans les faubourgs du village se sont implantés le Bureau national d’études géologiques, des dizaines d’instituts d’océanographie et de nombreuses entreprises privées qui produisent les appareils sous-marins high-tech utilisés par les océanographes du monde entier.

Une brise venue des îles Elizabeth balayait le port. Trout s’arrêta sur le minuscule pont-levis qui sépare Eel Pond de Great Harbor et il se remplit les poumons d’air marin, songeant que cette histoire d’ouïes qui se referment n’était pas si loufoque que ça. Il respirait vraiment mieux à présent.

Trout était fils de pêcheur, et sa famille possédait encore la maison au toit de chaume où il avait passé son enfance. Quant à son foyer intellectuel, c’était l’Institut océanographique. Enfant, il rendait de petits services aux scientifiques qui y travaillaient et c’était grâce à leurs encouragements qu’il s’était spécialisé dans la géologie sous-marine en eau profonde, ce qui l’avait ensuite conduit à la NUMA, puis à l’équipe des missions spéciales. Quelques heures après leur arrivée, Paul avait jeté un coup d’œil à sa maison, pris contact avec quelques parents et déjeuné avec Gamay au bistrot du coin, dont il connaissait tous les habitués. Puis il se mit à faire le tour de ses connaissances. Il visitait le laboratoire de grande profondeur de l’Institut, où un ancien collègue lui faisait part des dernières mises à jour en matière de véhicules autonomes sous-marins, lorsque le téléphone sonna.

— C’est pour toi, lui dit son collègue en lui tendant le téléphone.

Une voix claire résonna à l’autre bout de la ligne.

— Salut Trout, c’est Sam Osborne. J’ai entendu dire au bureau de poste que vous étiez de retour parmi nous. Comment allez-vous, votre charmante femme et vous ?

Osborne était l’un des experts les plus en pointe en phycologie. Après des années passées à enseigner, il parlait toujours très fort, comme s’il s’adressait à un parterre d’étudiants.

Trout ne se donna pas la peine de demander à Osborne comment il l’avait retrouvé là. Il était impossible de garder le moindre secret dans un village de la taille de Woods Hole.

— Nous allons bien, docteur Osborne, merci. C’est gentil de m’appeler.

Osborne s’éclaircit la gorge.

— Eh bien en fait, c’est-à-dire que ce n’est pas vous que j’appelais... Je voudrais parler à votre épouse.

Trout sourit.

— Je ne vous blâme pas. Gamay est beaucoup plus jolie que moi.

Il tendit l’appareil à sa femme. Gamay Morgan-Trout était une femme séduisante, ni tapageuse ni trop sexy, plaisant à la plupart des hommes. Elle avait un sourire étincelant et les dents de la chance de l’actrice et mannequin Lauren Hutton. Elle était grande et mince, un mètre soixante-dix-sept pour soixante-sept kilos. Ses cheveux longs, qu’elle laissait généralement tourbillonner autour de son visage, étaient auburn ; c’est pourquoi son père, amateur de vin, lui avait donné le nom de ce cépage du Beaujolais.

Plus sociable et enjouée que son mari, elle travaillait en bonne entente avec les hommes, qualité qui remontait à sa jeunesse de garçon manqué dans le Wisconsin. Son père, un promoteur prospère, l’avait encouragée à se mesurer aux hommes, lui apprenant la voile et le ball-trap. Elle était devenue une plongeuse accomplie et un tireur d’élite.

Gamay écouta son interlocuteur quelques instants avant de déclarer :

— Nous arrivons tout de suite.

Elle raccrocha.

— Le Dr Osborne nous demande de venir au MBL. Il dit que c’est urgent.

— Tout est urgent, à en croire Sam, soupira Paul.

— Hé hé, pas la peine d’être sarcastique juste parce qu’il a voulu me parler à moi.

— Tu sais que je suis incapable du moindre sarcasme, répliqua Paul en prenant le bras de Gamay.

Il prit congé de son collègue du laboratoire de l’Institut et ils redescendirent dans Water Street. Quelques minutes plus tard, ils grimpaient les larges marches en pierre du bâtiment Lillie, dont ils franchirent la porte étroite.

Le Dr Osborne les attendait dans le vestibule. Il serra vigoureusement la main de Paul et embrassa Gamay, dont il avait été le professeur de biologie marine à l’Institut Scripps en Californie. Osborne avait une bonne cinquantaine d’années et ses cheveux blancs bouclés et clairsemés semblaient glisser sur l’arrière de son crâne. Il était fortement charpenté et avait de larges mains de travailleur qui semblaient plus adaptées au maniement d’une pioche qu’à celui des fibres délicates de la végétation marine, pourtant sa spécialité.

— Je vous remercie d’être venus, dit-il. J’espère que cela ne vous dérange pas trop.

— Pas du tout, dit gentiment Gamay. C’est toujours un plaisir de vous voir.

— Vous changerez peut-être d’avis lorsque vous aurez entendu ce que j’ai à vous dire, déclara Osborne avec un sourire énigmatique.

Sans plus d’explications, il les conduisit dans son bureau. Bien que le MBL soit connu dans le monde entier pour ses installations et sa bibliothèque de recherche, le bâtiment Lillie était sans prétention. Des tuyaux couraient à nu le long des plafonds, les portes du vestibule étaient en bois sombre et munies de panneaux en verre granité, mais globalement, il ressemblait exactement à ce qu’il était : un vénérable laboratoire.

Osborne fit entrer les Trout dans son bureau. Gamay se rappelait son ancien professeur comme un fanatique de l’ordre et de l’organisation, à la limite du maniaque, et elle se rendit compte qu’il n’avait pas changé. Tandis que de nombreux professeurs de sa stature aimaient à s’entourer de piles de documents et de rapports, seul un ordinateur trônait sur son bureau flanqué de deux chaises pliantes pour les visiteurs. Sa touche personnelle : une théière rapportée du Japon.

Il leur servit deux tasses de thé vert et, après un bref échange de plaisanteries, il se lança.

— Pardonnez-moi d’être un peu abrupt, mais le temps est compté, aussi j’irai droit au but. (Il se cala dans son fauteuil, joignit les mains et s’adressa à Gamay.) En tant que biologiste marine, vous avez entendu parler de la Caulerpa taxifolia ?

Gamay avait passé un diplôme d’archéologie marine à l’université de Caroline du Nord avant de changer de spécialisation pour s’inscrire à l’Institut Scripps où elle était allée jusqu’au doctorat en biologie marine. Elle sourit intérieurement en repensant à ses cours avec Osborne. Il avait l’habitude de poser des questions en forme d’assertions.

— La Caulerpa est une algue tropicale, bien qu’on la trouve souvent dans les aquariums des particuliers.

— Tout à fait. Vous savez également que ces souches qui prospèrent si bien dans l’eau froide des aquariums sont devenues un problème majeur dans certaines zones côtières.

Gamay hocha la tête.

— L’algue tueuse. Elle a détruit de vastes espaces de fonds marins en Méditerranée et s’est étendue à d’autres endroits. C’est une souche d’algue tropicale. Ces algues ne vivent pas habituellement en eau froide, mais cette souche-là s’est adaptée. Elle pourrait s’étendre au monde entier.

Osborne se tourna vers Paul.

— L’algue dont nous parlons a été introduite dans l’eau par inadvertance sous le musée océanographique de Monaco en 1984. Depuis, elle s’est étalée sur trente mille hectares de fonds marins côtiers en bordure de six pays méditerranéens, et elle pose également problème en Australie et en face de San Diego. Elle s’étend comme un feu de forêt : jusqu’à huit centimètres par jour.

— Trois pouces et demi, calcula Paul. C’est très rapide.

— Le problème va au-delà. Les colonies de Caulerpa sont extrêmement envahissantes. L’algue se propage grâce aux stolons et forme un tapis vert dense qui élimine le reste de la faune et de la flore, privant les animaux de lumière et d’oxygène. Sa présence détruit toute la chaîne alimentaire marine et endommage les espèces indigènes, entraînant de dramatiques conséquences pour les écosystèmes.

— Il n’y a pas moyen de combattre ce truc ?

— À San Diego, ils ont remporté quelque succès en utilisant des bâches pour isoler certains bancs d’algues, tout en injectant du chlore dans l’eau ou la boue qui les abrite. Mais cette technique n’est d’aucune utilité à grande échelle. Des efforts ont pourtant été faits pour sensibiliser les marchands d’aquariums ou de cailloux risquant d’être contaminés par ces organismes.

— Cette algue n’a pas d’ennemis naturels ? demanda Paul.

— Ses mécanismes de défense sont terriblement complexes et résistants. Ses toxines repoussent les herbivores et elle ne meurt pas en hiver.

— On dirait un véritable monstre, commenta Trout.

— C’en est un. Un minuscule fragment peut à lui seul se propager dangereusement. Sa seule faiblesse est qu’elle n’a pas de reproduction sexuée, contrairement à d’autres monstres. Imaginez ce qui se produirait si elle était capable de disperser des œufs sur de grandes étendues.

— Une idée qui fait froid dans le dos, déclara Gamay. On ne pourrait plus enrayer la progression.

Osborne se tourna vers Paul.

— Vous qui êtes géologue spécialiste des fonds marins, vous avez entendu parler de la zone de la Cité perdue ?

Trout était ravi de sortir du domaine de la biologie pour regagner son propre terrain d’expertise.

— C’est une zone de sources hydrothermales le long de la dorsale atlantique. Les sédiments qui en proviennent ont formé de grandes tours minérales qui ressemblent à des gratte-ciel, d’où le nom de Cité perdue. J’ai lu des articles sur le sujet. C’est fascinant, j’aimerais bien aller y jeter un coup d’œil.

— Vous en aurez peut-être bientôt l’occasion, dit Osborne.

Paul et Gamay échangèrent un regard interrogateur, qui déclencha le rire d’Osborne.

— Je crois que vous devriez venir avec moi, leur proposa-t-il.

Ils quittèrent le bureau et, après quelques tours et détours, se trouvèrent dans un petit laboratoire. Osborne s’approcha d’un placard métallique cadenassé. Il ouvrit la porte à l’aide d’une clé qu’il portait à la ceinture et en sortit une cuve en verre d’environ trente centimètres de haut et quinze centimètres de diamètre. Elle était scellée. Il plaça la cuve sur une table, sous une lampe. Elle semblait remplie d’une épaisse substance d’un vert grisâtre.

Gamay se pencha pour en examiner le contenu.

— Qu’est-ce que c’est que cette bouillasse ?

— Avant tout, laissez-moi vous donner quelques éléments de réponse. Voici quelques mois, le MBL a participé à une expédition à la Cité perdue en collaboration avec l’Institut océanographique de Woods Hole. Ce secteur fourmille de micro-organismes inhabituels, c’est un vivier de substances toxiques.

— La combinaison de la chaleur et de ces éléments chimiques a été comparée aux conditions qui régnaient sur terre au moment de l’apparition de la vie, ajouta Gamay.

Osborne hocha la tête.

— Lors de cette expédition, le sous-marin Alvin a effectué des prélèvements. Ceci est un échantillon mort de l’algue en question.

— La feuille et la tige ressemblent vaguement à la Caulerpa, mais pas tout à fait, remarqua Gamay.

— Bien observé. Il existe plus de soixante-dix espèces de Caulerpa, dont celles que l’on trouve dans les animaleries. Un comportement envahissant a été remarqué chez cinq d’entre elles, bien que peu de ces espèces aient été bien étudiées. Celle-ci en est une totalement inconnue. Je l’ai appelée la Caulerpa Gorgonosa.

— La Gorgone ; j’aime bien.

— Vous ne l’aimerez plus tant que cela lorsque vous aurez comme moi fait connaissance avec cette monstruosité. Scientifiquement parlant, nous sommes en présence d’une espèce mutante de Caulerpa. Mais contrairement à ses cousines, celle-ci peut se reproduire de façon sexuée.

— Si c’est vrai, alors cette Gorgone peut disséminer ses œufs sur de longues distances. Ce pourrait être très dangereux.

— C’est déjà très dangereux. La Gorgone s’est mélangée à la taxifolia et elle est en train de répandre cette algue. Elle est apparue dans les Açores et nous en avons découvert quelques traces au large de l’Espagne.

— À quelle vitesse croît-elle ?

— C’est tout simplement phénoménal. Au moins trois fois plus vite que la taxifolia.

Paul émit un sifflement.

— Vingt-cinq centimètres par jour ! À ce rythme elle pourrait recouvrir tout l’océan.

— Et encore, vous ne savez pas le pire : en créant cet étouffant tapis d’algues, la Gorgonosa, comme la Méduse dont le regard pouvait changer les hommes en pierres, devient une biomasse épaisse et dure. Rien d’autre ne peut subsister là où elle se trouve.

Gamay considéra la cuve avec une horreur accrue par sa connaissance des océans.

— Vous voulez dire que les océans du monde entier risqueraient de se solidifier !

— Je ne peux imaginer pire scénario, mais voici ce que je sais : en peu de temps, la Gorgonosa pourrait proliférer le long des côtes tempérées et causer des dommages écologiques irréparables, dit Osborne en chuchotant, sur un ton qui ne lui ressemblait pas. Cela pourrait affecter le climat et provoquer des famines, interrompre le commerce maritime. Les nations qui dépendent des protéines contenues dans l’océan n’auraient plus rien à manger. Il y aurait des bouleversements politiques dans le monde entier, riches et pauvres se battraient pour la nourriture.

— Qui d’autre est au courant ? demanda Paul.

— Hormis vous, seuls quelques collègues de confiance, aux États-Unis et à l’étranger, ont été mis dans la confidence.

— Est-ce qu’on ne devrait pas avertir les gens afin de s’organiser tous ensemble pour lutter contre cette menace ? intervint Gamay.

— Si, absolument. Mais je ne voulais pas semer la panique avant que mes recherches aient abouti. Je préparais un rapport que je compte remettre et présenter la semaine prochaine aux organisations compétentes, telles que la NUMA et l’ONU.

— Vous n’avez pas la possibilité de le faire plus tôt ? demanda Gamay.

— Si, mais voici la difficulté. Dans le cas d’un enjeu de type biologique, il y a souvent conflit entre les biologistes pro-éradication et ceux chargés de l’étude scientifique. Les premiers, c’est compréhensible, veulent agir immédiatement et disposer de toutes les armes de destruction. Si cette nouvelle se répand, les travaux de recherche seront interrompus, par crainte de nouvelles contaminations. Or, poursuivit-il en observant la cuve, cette créature n’est pas un simple chiendent des océans. Je suis convaincu que nous serons en mesure de lutter efficacement contre elle une fois que nous aurons d’autres outils à notre disposition. Mais en attendant de savoir exactement à quoi nous sommes confrontés, aucune technique d’éradication ne pourra fonctionner.

— En quoi la NUMA peut-elle vous aider ? s’enquit Gamay.

— Une nouvelle expédition se prépare pour la Cité perdue. Le navire de recherches océanographiques Atlantis sera sur place dès cette semaine avec l’Alvin. Ils vont tenter d’explorer la zone dans laquelle l’algue semble avoir muté. Une fois que nous aurons déterminé les conditions qui ont favorisé sa prolifération, nous pourrons essayer de la détruire. Comme je ne peux à la fois mener mon travail de recherche et participer à l’expédition, lorsque j’ai entendu dire que vous étiez ici, j’ai pris cela pour un signe des dieux. À vous deux, vous êtes les parfaits experts. Voudriez-vous faire partie de l’expédition à ma place ? Ce serait l’affaire de quelques jours.

— Bien sûr. Il faut que nous obtenions la permission de nos supérieurs de la NUMA, mais cela ne devrait pas poser de problème.

— Je vous fais confiance pour rester discrets. Lorsque nous aurons en main les prélèvements, je diffuserai les résultats à mes confrères du monde entier.

— Où se trouve l’Atlantis en ce moment ? demanda Paul.

— Il revient d’une précédente mission. Il doit s’arrêter demain dans les Açores pour faire le plein de carburant. Vous pourriez le rejoindre à ce moment-là.

— C’est faisable, dit Paul. Nous pouvons être de retour à Washington ce soir et partir demain matin.

Il regarda le flacon.

— Nous allons être dans le pétrin si ce truc-là sort de sa bouteille.

Gamay, qui contemplait la bouillasse verdâtre, rectifia.

— Le mauvais génie est déjà sorti de sa bouteille, malheureusement. Ce que nous devons faire maintenant, c’est trouver le moyen de l’y renfermer.